Dis-moi donc Betty. Où étais-tu?

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? peut-être les deux. Certainement les deux. Il y a ces instants hybrides où le rêve et la réalité se chevauchent. Ces instants où les obscurités se rencontrent: la ravageuse obscurité intérieure celle de l’angoisse et des cauchemars, et la calme mais non moins effrayante obscurité du dehors, celle des silences accusateurs.
Cela importe peu. Pas besoin de lumière pour te parler. Tu m'as manqué. Je t'ai appelé un million de fois. Pourquoi n'as-tu pas répondu à mes appels? J’ai tant de choses à te raconter. Des choses effrayantes que je vis actuellement.
Je ne dors pas très bien. Ça a commencé après la tragédie du petit cousin Jéricho. Qu'est ce qui a bien pu fatiguer de la vie un être si jeune? Quelle angoisse a-t-il vécu? Pourquoi n'a-t-on jamais remarqué sa détresse? Sont-ce ces mêmes choses qui m’accablent aujourd’hui? Crois-tu que comme lui je pourrais commettre l'irréparable? J’ai peur.
Le jour de sa mort j'ai vu sur mon lit un grand papillon noir, les ailes tachetées de grains jaunes pâlots. Granni avait dit que c’était un mauvais présage.
Mes obscurités s'épaississent à chaque nuit. J’ai tout le temps cette sensation d'être écrasé par un gros poids qu'on aurait mis sur ma poitrine. Je suis consciente mais mes muscles ne répondent plus aux ordres de mon cerveau. Docteur Google parle de paralysie du sommeil, Granni dit qu’on me ʺpèseʺ, qu'une force occulte voudrait prendre possession de mon corps mais que mon Mèttèt(ange-gardien) l'en empêcherait. De ce combat résulterait mon atonie. Avant, j’aurais immédiatement bu la sagesse occidentale de Google. Aujourd’hui. C’est diffèrent.
Oui, je continue à raconter mes expériences à Granni. Je ne crois toujours pas à ses interprétations mais lui parler me fait du bien. Elle écoute sans juger. Sa présence me rassure.
J'ai perdu la notion du temps. J’ai lu que c'est un effet pervers du confinement ailleurs. Ici on n’a pas les moyens de se confiner. Le choix est vite fait entre la faim qui déchire les tripes et ce virus dont on entend parler. On a de la chance, nous. Notre petite boutique alimentaire boitille mais continue à nous nourrir.
Je ne sors pas car je n'ai aucun endroit où aller. Depuis la proclamation de l’état d'urgence sanitaire, la fac est fermée. Ne pas sortir ce n'est pas le pire, le pire c'est cette solitude qui vient avec. Granni parle toujours des mêmes choses et maman, elle, est devenue une présence absente depuis ce jour.
Écouter les vieux profs parler de ces concepts qui restent encore abstraits ici comme démocratie ou droits de l'homme ne me manquent pas trop. Ce qui me manque c'est le rire de Yamileh. La fille du premier rang! Ses yeux couleur safran. Son odeur de fraise. Stupide Virus. Ce qui me manque encore c'est sa voix, douce et passionnée. Est-ce bizarre qu’elle me rappelle maman?
Il y a, cette aura qui plane au-dessus de moi, c'est le meilleur mot que j'ai trouvé pour qualifier cette chose qui accompagne mes nuits. Hier soir, j'ai fait un rêve encore plus étrange que d'habitude. Je crois! La frontière entre mes rêves et mes *hallucinations* est parfois floue, tout est stocké dans la même petite chambre sombre de ma mémoire!
Rutshelle. Reine d'ébène, favorite des territoires de mes rêves chauds, cette peau que je désire ardemment. Je crois que je l’aime. Granni dit que c'est un fantasme qui passera. Ça fait trois ans qu'elle a tort. Hier soir elle portait une robe blanche et elle chantonnait ʺWale, nou pa menm gentan repaleʺ C'était sa voix, mais elle était différente, presque nasillarde.
Papa était là. Lui aussi vêtu de blanc, une couleur qu’il détestait, chemise et pantalon de lin. Il m'a regardé avec un beau sourire qui s’est transformé en une affreuse grimace. Yeux, nez et bouche ne faisaient plus qu'un tel un gouffre. Subitement il a crié mon nom et du gouffre est sorti un papillon identique à celui qui était sur mon lit. Tout le blanc est alors devenu rouge-sang. Rutshelle s'est rapprochée de papa et le Gouffre l'a aspirée. Charles est apparu, sorti de nulle part et il se mit à rire à gorge déployée. Ce que Granni a dit à ce propos est une phrase encore plus flippante que ce que j’ai vu : ʺIl est temps mon enfant.ʺ
Qu’est-ce que faisait Charles dans ce rêve/vision? Je n'avais jamais rêvé de lui avant.
J’aime bien Charles. C'est bien le seul, de tous les copains que j'ai eu. Les autres ne me voulaient que pour satisfaire leur libido. Moi je les voulais pour la galerie haineuse. C’était un compromis muet qui m'avait convenu un temps. Charles m'a montré que je pouvais aussi être respecté. Je me sens coupable de ne pas avoir pu l'aimer à sa façon. Granni l'aime bien aussi. Notre séparation lui a fait de la peine.
J'ai perdu l'appétit, tout a un goût de confusion. J'ai peur de cette confusion. J'ai peur de m’y perdre. Je pense à ma lucidité. Granni parle de mon âme. Elle veut que je m'y abandonne, "c'est la seule façon de réaliser ton destin." Je ne veux pas de ce destin.
Tu ne seras pas contente, mais je dois te dire. Je ne crois plus en Dieu, en aucun dieu, je ne veux plus y croire. Dieu, les saints de maman et les Loas de Granni me révulsent. Granni raconte que les Loas Ogoun Feray et Erzulie Fréda se disputent ma dévotion. Ils voudraient que je sois leur chwal(cheval). J'ai horreur de ce mot. J’aime le contrôle que j’ai sur mon corps. Je ne tolèrerais point qu'une entité intrusive puisse en disposer à sa guise.
Granni dit que c'est des Loas que me viendraient mes désirs interdits. Je ne suis pas d'accord. Je ne veux devoir mon identité amoureuse à aucun dieu.
Erzulie est pourtant belle sur les portraits de Granni. Et ce regard, mélange de force et de sensualité! Si seulement elle n'était pas une pétasse de déesse (Granni en mourrait si elle m'entendait parler ainsi) toujours à exiger un culte. Un autre mot que je déteste. À mon oreille il sonne comme esclavage. Je ne serai l'esclave de personne.
C'est un peu pour elle que Granni veut retourner vivre à Torbeck. L’appel de la terre comme elle dit. Sa terre est pourtant devenue bien laide. Il n'y a plus la verdure de notre enfance et les rivières ont séchées. C'est devenu un endroit bien triste. Aucun Gouverneur de la Rosée n’est venu sauver Torbeck. Tous ont été broyés dans les rouages de notre système. Dieu et les Loas n’ont rien fait.
J'avais aimé ce livre, tu te souviens. Tout mon intérêt pour ce chef-d'œuvre résidait dans les seins ronds d'Annaïse. Je la voyais dans toutes les jeunes filles de mon âge dont les corsages serrés laissaient soupçonner les premiers bourgeons de volupté. Comment peut-on s'exciter devant un tel roman? Me diras-tu. Je te répondrais que l’émoi littéraire n’est jamais très loin de l’émoi sensuel. Annaïse m'a aidé à me découvrir.
En parlant de littérature. J'ai enfin lu Le Horla. Je sais que tu adores Maupassant. Je ne pus m'empêcher d'y relever des similitudes avec ce qui m’arrive. J’ai peur de sombrer dans la folie. C’est déjà arrivé dans la famille. Tante Mezilia avait 25 ans quand ça a commencé pour elle. Cousin Gérôme n'avait pas attendu d'avoir fini sa puberté. J'ai aussi peur pour maman. Elle n'est plus vraiment la même depuis l'accident. Ces absences et ces divagations sont peut-être des signes avant-coureurs. Pour Granni c'est Simbi-Makaya venu du fin fond du sud réclamer son dû. Pour moi. Pas de doute. Elle perd la tête. C’est dans nos gènes.
Pourquoi tu restes silencieuse? Je parle trop et trop de moi. Comment ça va toi? Attends, une dernière chose avant que j’oublie: j'ai revu Charles dernièrement. Il était bizarre et ses yeux étaient tristes.
Il m'a dit qu'il voyait que je ne m'étais pas remise de l'accident et que je devais vous laisser partir pour continuer à vivre. Je n'y étais même pas à cet accident. Maman et toi allez bien. Pourquoi devrais vous laisser partir? Partir où? Que voulait-il dire? Ces paroles résonnent encore dans ma tête. C'est peut-être pour ça qu'il était dans mon rêve. Passons! Dis-moi donc Betty. Où étais-tu?