Deux temps pour une évasion

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Des mois qu'il était retenu prisonnier par la milice. Lucien n'avait pas été dénoncé par un voisin envieux de la « prime pour acte de bravoure », comme c'était souvent le cas. Il avait été outrageusement trahi par sa famille. Sa propre fille l'avait dénoncé et fait envoyer dans cette prison pour renégats. Toutes les semaines, on le conduisait vers un simulacre de docteur qui ne cessait de le questionner une heure durant. Il voulait tout savoir sur Lucien. Son enfance, ses passions, sa vie avec les résistants. Mais Lucien ne disait rien. Il n'aurait jamais trahi ses frères d'armes. Il planifiait même son évasion. Son plan était parfait.

En ce mardi de juillet, à 12h45, Lucien avait réussi à passer un appel depuis la cabine téléphonique du couloir de sa prison. Son interlocuteur avait semblé avoir du mal à le comprendre. Pourtant, dans l'équipe, tous étaient censés être très au fait des changements réguliers du code. Lucien avait dû répéter plusieurs fois ses consignes, ce qui avait failli le faire repérer. Il était ensuite retourné dans sa cellule, et avait fait semblant d'être complètement absorbé par la lecture d'un vieux roman à l'eau de rose.

À 13h13, un bruit de moteur tira Lucien du demi-sommeil dans lequel il s'était laissé prendre. Il scruta la route de sa fenêtre et aperçut un jeune homme drôlement accoutré garer sa mobylette devant le bâtiment. Une mobylette rouge. N'y avait-il pas moins tape-à-l'œil ? Lucien esquissa tout de même un sourire en observant l'homme laisser discrètement la clé sur l'engin.

À 13h14, Lucien sortit de sa cellule pour profiter de la promenade quotidienne autorisée. Il se mêla aux autres prisonniers et s'assit nonchalamment sur un banc, près de la mobylette. Son cœur battait la chamade, mais il n'en laissa rien paraître.

À 13h18, quand il fut sûr que ses geôliers étaient bien occupés à questionner le jeune homme, Lucien n'hésita pas. Il se leva d'un pas vif et enfourcha la mobylette plus vite encore. Il mit le contact et fit crisser les pneus sur le gravier lorsque l'engin démarra.

À 13h30, Lucien filait à toute allure sur une route de campagne. Il se délectait de la caresse du vent et de l'odeur de pétrole qui l'entourait. Il jaugea un instant la mobylette aux vibrations qu'elle émettait entre ses mains et, satisfait, décida de prendre la direction des montagnes, vers le repaire. Il l'atteindrait en un peu plus d'une heure, s'il parvenait à franchir le bourg sans encombre.

À 14h03, la mobylette donna des signes de fatigue. Lucien ralentit à l'approche du bourg. La milice allait sûrement le rechercher sur les sentiers qui le contournaient, peu fréquentés depuis que la circulation à l'intérieur du bourg avait été réorganisée. Lucien allait être plus malin. Il avait pris soin de se vêtir du mieux possible, et choisit de le traverser en passant inaperçu. Il marqua consciencieusement tous les arrêts de stop, et roula prudemment. Trop prudemment peut-être...

À 14h12, alors qu'il passait devant les derniers commerces du bourg, Lucien entendit une voix l'appeler. Quelqu'un l'avait reconnu ! Sans doute le boucher, chez qui il avait ses petites habitudes autrefois. L'homme lui avait toujours été sympathique, mais Lucien ne pouvait prendre le risque de tomber dans un piège. La milice avait peut-être déjà prévenue ses informateurs... Sans se retourner, il donna un violent coup de poignet à sa monture, qui émit un crachat de fumée nauséabonde avant de filer sur la route.

À 14h15, une vache sentit que l'herbe était meilleure dans le pré de l'autre côté de la route. Lucien fit une embardée spectaculaire pour éviter l'animal de justesse, et finit sa course au milieu d'un champ pâturé. La mobylette rendit son dernier soupir. L'herbe ayant atténué sa chute, Lucien reprit rapidement ses esprits. Les traces de son dérapage étaient bien visibles, mais il se prit à espérer que le troupeau les dissimuleraient rapidement avec ses piétinements. Il ne pouvait toutefois pas abandonner l'engin qui serait, lui, vite repéré. Avec peine, il remit la mobylette sur ses deux roues, et la poussa jusqu'au bout du pré, à la lisière du bois voisin.

À 14h20, Lucien emprunta un petit chemin de terre qui coupait à travers la forêt et conduisait au repaire, un ancien corps de ferme qui sentait bon le bois et l'herbe fraîche. Comme pour se le remémorer, Lucien respira l'air pur à plein poumons. Malgré ses quelques blessures récentes, il était heureux. Il était libre. La mobylette sembla d'un coup plus légère à porter.

À 14h35, Lucien atteignit une petite clairière, où il reconnut la ferme des Stross. Assurément, cette famille d'agriculteurs l'aurait aidé en lui donnant des vêtements propres et un morceau de lard fumé (autre chose que la soupe infâme de la prison !), car elle portait la milice en horreur. Le père Stross avait été déporté au début de la guerre et les fils étaient entrés dans la résistance. Mais Lucien ne voulait pas leur attirer d'ennuis. Si la milice l'apprenait, c'en était fini de la famille au grand complet.

À 14h48, Lucien atteignit enfin le repaire, à bout de force. L'endroit était très mal entretenu. Le lierre avait envahi les murs de la bâtisse jusqu'à bloquer les fenêtres, et une couche de poussière recouvrait le vieil escalier de pierre. Malgré la fatigue, Lucien pesta. Il déposa la mobylette dans la grange, et monta péniblement les marches qui conduisaient au jardin. Il retrouva avec plaisir le mirabellier d'antan, qui croulait sous la charge de ses fruits. Lucien en cueillit quelques-uns et, épuisé, il se coucha sous l'arbre pour reprendre des forces en attendant que les autres lui apportent ses nouveaux faux papiers. Quand il rouvrit les yeux, il était entouré d'hommes en uniforme...

À 16 heures, les gendarmes ramenèrent Lucien aux portes de la maison de retraite des Mimosas et le livreur de pizza, encore tout interloqué de son aventure, put récupérer sa mobylette, en bien piteux état. Qu'importe, Lucien avait un nouveau plan d'évasion. Un plan parfait.

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