Derrière mon silence

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. J’étais incapable de définir les maux quand il me frappait. S’il existe sur terre un être s’amusant à m’abimer l’échine de la peau, c’est bien lui. Un homme, ni plus ni moins mon mari. Menaces de mort, insultes, tortures sont depuis peu les seuls invités à notre table. Il me frappe, je saigne. Il s’excuse, je lui pardonne. Tel se trace l’esquisse de mes journées.
L’enfer que je vis commença un soir de Noël lors d’une visite à l’hôpital où mon gynécologue nous annonça que j’étais stérile. Depuis ce jour, le bonheur que je tutoyais hélas se métamorphosa en cauchemar. Les coups de pieds et de poing jalonnent mon quotidien. Je ne compte plus les gifles, les points de suture de mon arcade sourcilière. Camoufler mes hématomes était devenu une de mes préoccupations régulières. Le pire était les mots. Clocharde, imbécile, bonne à rien. Plus il les prononçait et plus j’y croyais. Je suis une femme noire, il m’a demandé de m’éclaircir la peau, j’ai essayé. Mon travail ne lui plaisait guère, j’ai démissionné. Il préférait les femmes fines, jambes de gazelle au port de tête magistrale, je me suis mise au sport. Fait ahurissant, insolite, surréaliste diriez-vous ? N’en disconvienne. Par amour pour cet homme, j’étais prête à tout, même à être spectatrice de la destruction de ma propre vie.
Aujourd’hui, Nous fêtons nos cinq ans de mariage et chose rare, je souriais. La veille, j’ai pris une grande décision : Celle de le quitter. Assise devant le miroir de la chambre, je répète à maintes reprises : « Je suis prête à demander le divorce...je suis prête ». Si je devrais utiliser un mot pour décrire la femme que je suis en prononçant cette phrase, je choisirais le mot « épanouie ». C’est en regardant mon visage tuméfié de ce matin que j’ai su que je ne voulais plus vivre avec cet homme. Dans moins de trois mois, j’étais à ma sixième côte brisée, un bras cassé, la colonne vertébrale déplacée et un traumatisme crânien.
Rester avec cet homme, c’est signer un pacte avec le diable.
L’horloge égrenant ses tic tac sonna les huit heures. L’heure fatidique. L’ambiance est assez spéciale. Vêtue de ma robe de la veille, tâchée de mon propre sang, mes valises soigneusement rangées à mes pieds, je me tenais au beau milieu de la cuisine avec cette sensation d’être prête à l’affronter.
Huit heures vingt-cinq, j’entendis les bruits de sa clé dans la serrure. Ma respiration devient haletante quand il passa la porte. L’odeur de l’alcool envahissait la pièce. Même ivre, il gardait son visage d’homme dur, agressif et impénétrable. L’anxiété me guette quand il posa les yeux sur mes valises.
_ Tu décides enfin d’aller voir ta mère.
Ma mère. La question en elle-même était saugrenue, digne d’un ivrogne. Ma mère n’est plus de ce monde depuis mon adolescence. Il ne l’a même pas connu de son vivant.
Une petite voix dans ma tête m’encourage. C’est le moment. C’est l’heure de vérité, l’heure de ta liberté.
_ Je te quitte. Je demande le divorce.
Ma voix sonna faux; je m'en rends compte. Qu’importe, il avait compris. Tout ce que je veux, c'est franchir cette porte et être libre.
Mon mari rit jaune et fit un pas vers moi.
_ Répète tu veux bien
Je ne dis rien. Il s’approche.
Je détournai le regard pour ne pas à avoir affronté le sien. Et je sentis son souffle sur mon visage. Il va me frapper. Je le sais.
_ Ma femme stérile veut divorcer.
Il le dit sur un ton moqueur. Je commençai à paniquer.
Je redoute le pire.
L’instant d’après, il finit par mettre ses mains sur mon cou et ses doigts se resserrèrent pour m’étouffer.

Je le supplie d’arrêter. Je lui promets de ne pas le quitter. Il m’ignore.
Je perds peu à peu connaissance. Je suis face à la mort. Je la vois. Elle fredonne mon prénom, elle semble humaine. Drapée d'une longue robe noire dont l’ourlet décousu pendait sur ses chaussures défraichies, elle prend plaisir à me regarder souffrir.
_ Défends-toi me dit la mort.
Sa voix me parvient comme une litanie lointaine.

_ Défends-toi répète-t-elle

J’ai les yeux qui vacillent. Ma bouche entrouverte promet mon dernier souffle. Je suis prête madame la mort. Emmène-moi. Elle me rit au nez.

_ Prends ta liberté, c’est ton corps pas le sien. Défends-toi

Submergée par une force soudaine, je parviens à me desserrer de l’étreinte de mon mari. C’est mon corps, pas le sien. Je le poussai.
Il heurta le sol avec souffrance. La mort m’applaudit, elle avait pris sn aise sur une chaise de notre salon.
_ Tu l’as fait. Tu as ta liberté.
Je restai silencieuse au corps sans vie de mon mari gisant au sol. Est-il mort ?
_ Tu me donnes droit de partir avec lui.
Encore sous le choc d’avoir perpétrer un tel acte, je fermai les yeux pour cacher mes pleurs.

Je suis libre.

Lorsque je les rouvris, il faisait encore nuit. Par la fenêtre, je regardai les étoiles dompter le ciel. La mort, elle s’était éclipsée.
Mon mari conscient de mon réveil, me baisa la nuque. Il resserra ses bras autour de ma taille en signe d’appartenance. Allongée sur notre lit, mes yeux au plafond, j’esquissai un sourire triste, résigné.

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés, peut-être les deux, car c’est bien en rêve où je puiserai la force de briser mon silence.