Demain on devra sortir ensemble

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Dans ma culture il y a une fable de Rafael Pombo que tous les enfants de primaire connaissent par cœur. On pourrait accoster n'importe qui dans la rue et dire « el hijo de rana, Rinrín renacuajo », et sans aucun doute on entendrait la personne -après avoir surmonté sa surprise- laisser sortir un « salió esta mañana muy tieso y muy majo ». Ça fait partie de nous, des centaines d'adaptations s'en sont faites et on en a des BD, des animations et des chansons.

Maman me la récitait et quand j'ai fini de babiller, on a changé de rôles. Elle m'entendait pendant qu'elle préparait le repas et corrigeait avec patience mes erreurs en mettant l'accent sur les rimes consonantes pour que je la mémorise bien. Le souvenir de son sourire de fierté lorsque je suis enfin arrivée à la réciter de bout en bout sans me tromper est toujours accompagné de la question qui est venue après.

-Et quelle et la morale de l'histoire ?
-La morale ?
-Toutes les fables ont une morale, voilà pourquoi ce sont des fables. C'est la leçon de vie qu'elle nous donnent. On les apprend par cœur pour ne jamais oublier ce qu'elles ont à nous apprendre.
-Mais ici on apprend rien ; les chats mangent les souris, Rinrín finit par être mangé par un canard et Maman Grenouille reste toute seule à la fin.
-Rinrín est sorti sans permission de sa mère, voilà pourquoi ce qu'il s'est passé s'est passé ». La rue est un endroit dangereux, mija.
-Moi, ça me fait pas peur.
-On va voir.

Par les temps qui courent, j'ai beaucoup pensé à la fable à chaque fois que maman me demande de rester à la maison. Je sors mon portable et en boucle, je fais défiler les vidéos vers le haut. Une image floue et verticale qui ne permet pas de voir ce qui se passe, un coup de matraque, « à l'aide ! », une explosion en rafale, l'air qui brûle, la foule qui court, des drapeaux à l'envers qui s'agitent, un chant étouffé qui crie résistance !, les prières de la personne qui prend la vidéo, la main tremblant quand la multitude s'approche, sirène-explosion, sirène-coup de feu, sirène juste au coin de la rue ; la voix depuis l'autre chambre qui demande d'arrêter de filmer et la coupure abrupte d'une phrase ébauchée.

Je laisse tomber, j'en peux plus. Depuis la fenêtre, je vois les gens passer portant les drapeaux comme une cape, tous à l'envers. Certains disent que c'est parce qu'ils bougent à contre-sens, d'autres disent que c'est parce qu'ainsi le rouge se voit en haut dans la série de couleurs et ça nous représente mieux. Les drapeaux ne sont pas mon truc et je ne les porte sur le dos ni à l'endroit ni ‘a l'envers, mais je les comprends.

-Un autre gars à Cali, maman. Je vais sortir aujourd'hui.
-Dehors il y a un virus qui peut nous tuer et par ailleurs une maladie mortelle.
-Et aucun ne nous laisse respirer. Je reviens tout à l'heure.
-Manteau ?
-Oui
-Masque ?
-Oui
-Masque à gaz ?
-Oui, et du vinaigre aussi.
-Je t'aime mais je vous comprends pas.

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Je n'insiste plus et je la vois sortir. J'ouvre la fenêtre et je lui dis de ne pas arriver trop tard parce que tout empire dans la nuit. Elle fait un geste avec la tête et traverse la rue. Je m'assieds dans la chaise près de la fenêtre juste au cas où et j'allume la télé. Je zappe et je vois les infos en boucle : quelqu'un a perdu un œil, du verre cassé, dix morts, du feu, le président lançant un appel au calme, vingt morts, une fille violée dans la station de police, des blocages, quarante morts, la Coupe d'Amérique, des tortures, des blocages, The voice, cent morts, des corps trouvés dans la rivière Cauca, des gens torturés dans un supermarché, le président lançant un appel au calme, couvre-feu, État d'exception.

Je l'éteins et regarde par la fenêtre, j'en peux plus. J'espère qu'elle sera bientôt de retour. Elle est dehors, défiant les choses définitives, déclarant sans douter que celui qui meurt pour la vie ne meurt jamais, même si la femme des infos insiste sur le contraire.

-Ouvre la porte !

C'est sa voix même si je vois pas son visage. Je cours vers l'entrée et je tire le verrou. Elle entre et s'assied contre la porte en pleurant et en toussant pendant qu'on entend le vacarme dehors : des cris, des explosions en rafale, la foule qui court, le chant étouffé qui crie résistance !, sirènes-explosions, sirènes-coup de feu, sirènes dans tout le quartier. Elle va bien, mais ce que je lui ai dit toute la vie est vrai, la rue est un endroit dangereux. Demain on devra sortir ensemble.