De tout et de rien

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Suis-je mort ou vivant ? Sûrement les deux. Depuis combien de temps suis-je là ? Et où suis-je ? Impossible de le dire. Je me demande comment j’ai pu arriver ici. Je crois que je ne me rappelle rien de ce qui a pu arriver avant. Mais avant quoi ? Commençons par quelque chose de plus facile: je m’appelle...je m’appelle.../

L’obscurité abyssale qui l’enveloppait ne lui facilitait pas la tâche, il n’avait aucun repère, rien à quoi se raccrocher. Le vide qui constituait tout son univers était nébuleux. Privé de ses cinq sens, il échouait à trouver une seule certitude tangible. Son intuition lui soufflait que là où il se trouvait, tout était et n’était pas à la fois. Cette conviction, loin de le rassurer, le bouleversait et l'épouvantait.

/Je m’appelle.... je m’appelle.... Qui suis-je ? Que suis-je ? Combien suis-je ?/

Il en était certain à présent, il était à plusieurs endroits. Et il était mort, tout autant qu’il était vivant. Il tendit la main et effleura l’abîme vaporeuse du bout des doigts. Il les referma pour emprisonner cette vacuité impalpable. Son intuition lui signalait aussi que tout ceci n’était pas normal, pas logique. Il n’aurait su dire pourquoi car, à sa connaissance, rien n'interdisait d’être et de ne pas être à la fois. Le problème, c’est qu’il n’en avait aucune, de connaissance.

Il interrompit le cour de ses pensées. Une lumière aveuglante disloqua les ténèbres et il sentit tout son corps être tiraillé par une force invisible. La douleur insoutenable lui arracha des hurlements. Il réalisa vaguement qu’on le transportait puis il se retrouva sur une surface moelleuse.

/Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? J’ai les yeux fermés, c’est sûr. Je vois une source de lumière percer à travers mes paupières. Suis-je mort ou bien vivant ? Sûrement l’un des deux. Quant à savoir où je suis.../

Il ouvrit les yeux et distingua une silhouette sombre en contre-jour. Il battit plusieurs fois des paupières et les traits du visage qui se tenait devant lui se dessinèrent peu à peu. C’était celui d’une femme d’un âge avancé, à l’air doux et bienveillant. Elle lui sourit. Une épaisse couverture et une tasse fumante surgirent de nulle part et la femme s’installa en face de lui, sans le quitter du regard.

Plusieurs minutes s’écoulèrent. Le choc passé, les questions commençaient à revenir. La femme l’observait toujours, souriante. Quand elle eut ramené un autre breuvage bouillant et qu’elle se fut installée à nouveau face à lui, il ouvrit la bouche, n’y tenant plus. Mais elle le prit de court.

“De quoi vous souvenez-vous ?”, lui demanda-t-elle. Il la dévisagea un moment, interloqué.
“Je devrais être celui qui pose les questions.
-Vous aurez des réponses.” Son sourire s’élargit.”Je pense avoir la réponse à ma question maintenant. Cependant, je tiens à ce que vous me répondiez: de quoi vous souvenez-vous ?
-De tout et de rien.
-Bien. Je veux à présent que vous me décriviez votre expérience.” Elle prit un carnet et s’installa plus confortablement.

Il lui raconta tout: l’absence de souvenirs, de sensations et de lumière, les impressions contradictoires, la vie et la mort simultanées, son existence en plusieurs endroits. Et la folie, tapie dans l’ombre. La femme jubilait. Au niveau macroscopique on n’obtenait rien d’intéressant, mais maintenant... Lorsqu’il eut fini, elle s’approcha de lui. Il n’eut le temps que de sentir un picotement familier dans son avant-bras avant de s’enfoncer dans un sommeil brumeux.

“Debout ! Réveillez-vous !”

Quelqu’un le secouait avec violence tandis qu'il luttait pour émerger de la brume où son esprit se trouvait.

“Allez ! Debout !”

Il ouvrit les yeux et discerna la femme, penchée au-dessus de lui, son visage presque collé au sien. Il sursauta et s'apprêtait à protester quand il se souvint. Il se souvint de tout, de la raison de sa présence ici, de la nature de ce qu’il avait vécu et de l’injection qui avait un temps dissipé ses souvenirs.

“Dépêchez-vous ! Venez !”

Louis obtempéra et suivit Rose sans poser de questions. Une forme noire vint se faufiler entre leurs jambes. La femme prit le chat et le repoussa.

“Excuse-moi Schrödy, tu dois rester ici. Ils n’oseront pas te faire de mal.”

Rose se rua ensuite vers la porte d’entrée, Louis sur ses talons. Elle ne prit pas la peine de fermer la porte; de toutes façons, ce ne serait pas suffisant pour les arrêter. Ils dévalèrent les escaliers et se retrouvèrent dans la fraîcheur d’un vent automnal. Les rues étaient désertes, à l’exception de quelques rares promeneurs solitaires. Les belvédères répandaient leur halo jaunâtre, leur laissant suffisamment de zones d’ombre pour se fondre dans la nuit. Ils déambulèrent dans la capitale pendant de longues heures, tournant un coup à droite, un coup à gauche, mais toujours dissimulés par l’obscurité. Ils s’étaient réfugiés à plusieurs reprises dans l’embrasure d’une porte, en entendant des pas précipités. Mais, à chaque fois, cela s’était révélé être une fausse alerte. Rose cessa tout à coup de marcher au hasard et elle se mit à rechercher un lieu en particulier.

Au bout d’une vingtaine de minutes, elle s’arrêta devant un immeuble décrépi. Elle tourna la tête à droite, puis à gauche. Personne en vue. Elle composa le code et ils passèrent la grande porte de bois à la peinture écaillée. Ils traversèrent une cour, butant contre les pavés, et se trouvèrent devant une petite porte. Rose sortit une lourde clé de sa poche et l’inséra dans la serrure. La porte grinça. Ils s’engouffrèrent dans la pièce, soudain soulagés, et allumèrent la lumière. Quatre policiers leur faisaient face, leur arme braquée sur eux. Ils les conduisirent au cabinet de Rose, où deux autres agents les attendaient.

“Vous ne comprenez pas. Je vous en prie, ne me prenez pas mes recherches, les supplia Rose.
-C’est vous qui ne comprenez pas, rétorqua l’inspecteur. Vos expériences illégales sur des cobayes humains vont vous coûter plus cher qu’une simple confiscation de vos appareils.
-Aucune souffrance n’a été infligée à mes patients !
-En êtes vous sûre ? Vous avez pris une expérience de pensée au pied de la lettre ! Elle n’était pas censée être mise en oeuvre ! Nous savons à présent de source fiable que vous êtes liée de très près à des cas de disparition. Vous êtes en état d’arrestation.” L’inspecteur marqua une pause puis reprit. “Cependant, il y a certaines choses qui doivent être éclairées.”

Ils furent amenés dans une petite pièce poussiéreuse, encombrée par de longues étagères remplies de bocaux vides proprement étiquetés. Chaque étiquette portait un prénom. L’inspecteur avait noté que ceux-ci concordaient avec ceux de personnes récemment disparues. Mais il ne comprenait pas. Des bocaux vides, cela n’avait aucun sens. Il les ferait analyser en laboratoire mais sa curiosité le poussait à réclamer une explication. Et il la voulait maintenant. La femme sourit imperceptiblement.

“Pourrait-on plutôt discuter de cela dans ma salle de consultation ?” demanda-t-elle. L’inspecteur n’y vit pas d’objection et, impatient de connaître le fin mot de cette affaire, il quitta la petite pièce.

Ils pénétrèrent dans une salle aux épais murs immaculés.

“Vous voulez donc savoir ce qu’il y a dans ces bocaux ?” interrogea Rose. L’inspecteur acquiesça. Elle profita d’une fraction de seconde où ce dernier promenait son regard sur les murs de la pièce pour enfourner sa main dans sa poche et pianoter sur une télécommande.

“Voilà ce qu’il y a.” En une fraction de seconde, tous ceux qui se trouvaient dans la pièce furent rétrécis jusqu’à atteindre la taille d’un atome. Puis le reste de la procédure suivit: la porte se ferma automatiquement et la salle sembla se transformer. Tout devint noir. Le mécanisme s’enclencha et ils furent à la fois vivants et morts. Mais cette fois, il n’y aurait personne pour les ramener de la boîte de Schrödinger.

/Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux./