Damnée

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.
J'ai l'impression de me trouver dans un tunnel obscur dont le bout est encore loin.

Je vis une situation catastrophique!
Je me répète incessamment que c'est un mauvais rêve et que je vais bientôt me réveiller en sursaut. Mais je sais que c'est un leurre; que ce qui m'arrive est réel.

Nous sommes en 2020, et le monde fait face à la pandémie de Covid-19. Là, je ne vous apprends rien, j'en suis consciente.

Haïtienne, membre de la fameuse classe moyenne, je ne suis ni riche ni pauvre. Je vis à Delmas et travaille comme réceptionniste dans un hôpital.
Il y a quelques semaines, l'état d'urgence sanitaire a été déclaré par le gouvernement actuel, à cause de la pandémie.

On le sait tous, un hôpital ne peut pas fermer ses portes, surtout en ce moment de crise sanitaire.
Alors que certains restaient confinés chez eux, je continuais à travailler six jours sur sept à l'accueil de l'hôpital.
Inutile de préciser que j'ai respecté les consignes, le protocole de l'hôpital était clair en cette période de crise: port de masque obligatoire. Je n'ai pas échappé à la règle.

Voilà pourquoi je n'arrive toujours pas à m'expliquer ce drame. Comment est-ce arrivé?
La seule réponse qui m'arrangerait est "Tout ceci n'est pas réel. Ce n'est qu'un mauvais rêve". Pourtant, la vraie réponse est claire: ce ne peut être qu'à cause d'une imprudence de ma part. Mais quand? Franchement, je l'ignore.

Vous avez deviné ce qui m'arrive? Non? Eh bien sans passer par quatre chemins: Je suis infectée du nouveau coronavirus.
Et comme un problème ne vient jamais seul, je suis porteuse saine. Enfin, comme on dit souvent "jamais deux sans trois", le pire, c'est que j'ai contaminé toute ma famille.
Vous comprenez mon trouble maintenant, je suppose.

J'ignore depuis quand j'ai été infectée; et sans la prévenance de mon mari, le pire aurait pu arriver.
Il a attrapé le virus lui aussi, à cause de moi. Il vivait en France, et dès que les premiers cas de Covid-19 ont été enregistrés là-bas, sans tarder, il est rentré dans son cher pays natal.
Et pour quoi au final, pour que sa chère femme lui refile le fichu virus!
Tant de précautions pour rien.

Comme je disais, les symptômes se sont manifestés chez lui en premier. Une grippe s'est déclarée avant-hier, et il ne s'est pas trop inquiété puisqu'il reste à longueur de journée à l'intérieur de la maison et n'a eu aucun contact avec une personne infectée. Enfin, c'est ce qu'il croyait! Comme j'ignorais que j'étais infectée, j'ai tout pris à la légère moi aussi.
Ce n'était qu'une grippe, non? Rien de grave.
Douce utopie!

Quand je suis rentrée avant-hier du travail, mon mari s'était cloîtré dans notre chambre et avait ordonné aux garçons de ne pas s'approcher de lui. Quand il m'a exprimé ses craintes et demandé de ne pas essayer d'entrer en contact avec lui, j'ai été perplexe.

-Voyons, chéri, c'est impossible que tu sois infecté du coronavirus! Ai-je protesté.

Toutefois, comme il insistait, j'ai passé la nuit sur le canapé.
Le lendemain matin, une vilaine surprise m'attendait: nos deux enfants sont restés cloués au lit eux aussi, grippés et brûlants de fièvre.
Ça a été le coup de grâce, et j'ai paniqué.
Forcément, trois personnes vivant dans une même maison, grippées et souffrant de fièvre, c'est suspect. Et encore plus quand ces symptômes sont identiques à ceux de la pandémie actuelle. Je ne pouvais plus ignorer leur état.

Sans perdre de temps, j'ai contacté les autorités concernées pour les mettre au courant de la situation. Deux ambulances sont arrivées après quelques temps pour nous conduire à l'hôpital.

Arrivés à l'hôpital -où je travaille, je précise- on a subi les tests. Puis, en attendant les résultats, des mesures nécessaires pour nous soigner ont été prises.
Et ce matin, le verdict est tombé: mon mari est infecté, mes enfants sont infectés. Je suis infectée.

Comme si ce n'était pas une assez mauvaise nouvelle, j'ai appris qu'il était probable que je sois porteuse saine puisque je ne présentais toujours aucun symptôme.

Et depuis, je ne fais que répéter une question en boucle dans ma tête. Est-ce que je rêve?
C'est noir autour de moi, complètement noir. Je suis comme une âme en peine. Je me déteste. J'ai peur.
Pourquoi n'ai-je pas pensé à porter des masques à la maison?
Est-ce que les membres de ma famille vont survivre? N'ai-je pas contaminé d'autres personnes? Tant de questions...

Certes, je m'inquiète pour ma vie, mais j'ai comme l'impression que mon cas est dérisoire, surtout par rapport à celui de Gabriel, mon aîné, qui est asthmatique. Je crains qu'il tombe en détresse respiratoire; ou pire, qu'il... Non, c'est mieux que je n'y pense pas!

Ça va aller. Voilà la phrase que je me répète.
Je me sens coupable. Je m'en veux. Tout ça c'est de ma faute, et si ça dégénère, je porterai le poids de leur...mort sur la conscience.
Suis maudite? Damnée?
Le ciel me pardonnera-t-il si le pire arrive à l'un d'entre eux?
Je ne l'ai pas fait exprès, je ne sais même pas comment j'ai pu attraper ce virus de malheur!
Ce virus à cause duquel des milliers de gens sont morts, orphelins, veufs.
Le pire c'est de savoir qu'il n'a pas fini de faire des ravages, qu'il va continuer à faire des victimes... des tonnes de victimes. Il nous tient entre ses griffes, nous lacère la peau. Ses traces indélébiles nous marquent à jamais. Et on est condamnés à souffrir et pleurer, impuissants face à cette situation!

Avant, quand je regardais les informations à la télévision, je me sentais en peine pour les personnes infectées par la maladie, mais ce n'est que maintenant que je comprends réellement leur ressenti. Ainsi que la détresse de leurs proches.
Maintenant, je ressens la même peur que ressentaient les proches des atteints du Covid-19, en Haïti ou dans le monde entier. Et à cette peur, s'ajoute la culpabilité qui me ronge, encore et encore.

Ma famille s'en sortira-t-elle? Et sinon, serai-je pardonnée pour mes fautes?
Aurai-je droit à la rédemption?
J'aimerais tant avoir quelqu'un près de moi, pour me rassurer; mais je n'ai prévenu personne. Ici, c'est comme si la maladie était une fatalité.
On évite de laisser savoir qu'on est infecté du virus. Pourquoi? Parce qu'ici, certains croient dur comme fer que le Covid-19 est une maladie mystique, même diabolique!
Croyance bizarre, hein!

~

Suis-je dans le noir ou ai-je les deux yeux fermés? Les deux, je crois.
J'ai comme l'impression d'entendre des voix me reprocher mon acte involontaire. "Criminelle", répètent-elles.
Je sens même les flammes -de l'enfer?- commencer à me lécher les pieds.
Je sursaute soudainement, me redressant sur mon séant et...j'ouvre les yeux.

Je me trouve dans une pièce non éclairée. Oui, je suis dans le noir. Un rai de lumière filtre sous la porte de la pièce tandis qu'une odeur familière me chatouille les narines: celle de l'éther.
Je suis bien dans un hôpital, je n'ai pas rêvé.

Il faut que je sache comment va ma famille.
Je tâtonne mon bras; aucun sérum. Je descends rapidement du lit.
À tâtons, je me dépêche de chercher la sortie, me cogne à plusieurs reprises avant de toucher la poignée d'une porte, que je m'empresse d'ouvrir.
Je sors de la pièce et j'ai à peine le temps de faire un pas que j'entends dans mon dos.

-Madame Blanc!

Je me fige à cette voix. Je sais à qui elle appartient: le docteur Merlin, qui fait partie du personnel médical responsable de la prise en charge des personnes infectées de Covid-19 à l'hôpital.

Alors que je me retourne lentement, je me surprends à faire ces suppositions que je faisais quand j'étais enfant. Si le docteur porte un pantalon et un haut -chemise ou t-shirt- sans sa blouse blanche, ma famille ne s'en sortira pas indemne. S'il porte sa blouse blanche, ma famille s'en sortira saine et sauve.
Bien entendu, je triche, parce que je sais que le docteur a l'obligation de toujours porter une blouse lors de son service.
Mais quand je lui fais face, je tombe des nues tandis que le désespoir me gagne. Aucune blouse blanche et... une robe.
Le docteur Merlin porte une robe...