Cris d'un noir dans le noir

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Ma vie a toujours été dans le noir et mon existence sombrant dans un ténébreux cercle vicieux à l’orée du malheur. Mes yeux ne voient que la souffrance, les angoisses, les injustices de la vie, la mort et donc : tout simplement l’enfer. Me voilà enfoui dans un gouffre noir où je ne puis voir même une étincelle de lumière. Je suis né dans un pays en or mais, qui demeure l’état-major de la mort, des meurtres et violences de tout genre. Le matin, on se réveille dans l’espoir, le soir on s’en dort dans la peur et le désespoir. Chaque nuit est une menace, chaque matinée est une grâce, au point que si ça dépendait de moi, il n’y aurait plus jamais de nuit d’émoi.
Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Je suis la jeunesse africaine désœuvrée. Celle qui est abandonnée à son triste sort. Celle qui vit d’espoir et meurt de faim. Celle qui a grandi, impuissante, dans des situations controversées, obligée de s’accrocher au fil de la vie malgré elle. Celle qui voit le combat de Lumumba, Mandela, Nkrumah et autres panafricanistes foulé au pied. Celle qui vit dans l’illusion du changement. Celle qui veut quitter le noir d’Afrique vers la lumière qui luit à l’autre rive, mais dont la vie et l’espérance finissent englouties dans la mer rouge de sang.
Bon ciel, suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? J’ai envie de sortir du noir, d’ouvrir les yeux, mais parfois j’ai simplement envie de le rester et de boucher aussi les oreilles, pour ne pas voir ni entendre la rébellion qui décime l’Est de mon pays, les pauvres nourrissons qui meurent de rougeole au Haut-Lomami, les corps décharnés et pales des enfants qui tombent à cause de la malnutrition au Kasaï, toutes ces familles congolaises qui sombrent de faim au Kwilu , l’effroi de Lubumbashi foyer de criminalité.
Ici nous sommes dans le noir, pourtant, les lignes hautes tensions passent juste au-dessus de nos têtes, desservant plusieurs pays en électricité. Nous avons un sol béni mais on dirait maudit, un sous-sol riche mais plusieurs manquent même de niche. Je viens de Kalehe, un territoire reculé de l’Est de mon pays, théâtre des guerres et de violations des droits humains. Mon pays est un scandale géoculturelle, avec un peuple merveilleux, mais haineux et secoué par un vent impétueux du tribalisme et régionalisme.
Es-tu dans le noir ou as-tu les yeux fermés ? Congo inexplicable et incompris, un pays aussi beau et envié, aussi grand et majestueux, aussi riche et béni ; mais si pauvre et malheureux, si sombre et dans le noir ; avec des peuples qui se haïssent et veulent le froid et le chaud en même temps, Dieu et diable entre temps.
Est-elle dans le noir ou a-t-elle les yeux fermés ? Elle, c’est la femme congolaise, violée, mutilée, harcelée et astreinte au silence, en train de voir ses enfants dormir sans avoir mangé, pendant que ses élus dorment et se réveillent sur les millions volés au peuple, mais qui ne leur servent à rien.
Sommes-nous dans le noir ou avons-nous les yeux fermés ? Peut-être les deux hélas, pour ne pas voir quel type de nation avons-nous construit sur le sang de nos martyrs et sur la mémoire de nos héros, quelle haine et indifférence avons-nous héritées envers nos compatriotes. Nous n’avons rien appris de nos erreurs et restons aveuglés dans le prisme de la vengeance, tous friands de la balkanisation et de tout un chapelet d’antivaleurs, qui menacent de faire disparaitre cet héritage de nos aïeux.
Sommes-nous dans le noir ou avons-nous les yeux fermés ? Retirons-nous un moment et voyons les défis et les problèmes que nous avons, attendant de tous des sacrifices. Le Congo ira mieux, le Congo ira bien... les ainés sont partis dans leurs tombes avec cet espoir. Aujourd’hui nous en sommes où ? Nous dormons, nous nous-réveillons et on nous dit le pays va mal. Toujours le même tableau. Voyons-nous le Congo que nous allons léguer à nos enfants et générations futures ? Un Congo aveugle et dans le noir, une association des meurtriers, voleurs et haineux, un conglomérat des égoïstes, un pandémonium des mafieux. Un Congo malade, fou, corrompu, à jamais endeuillé. Un Congo échoué et menacé de disparition.
Suis-je dans le noir où ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Mais je ne le resterai pas. J’en ai marre. Je tiens à quitter ce cauchemar, à me lever. Je veux œuvrer pour un avenir meilleur! Je veux quitter le noir, ouvrir les yeux et emprunter le couloir qui mène à la lumière.