Conquérantes

« Tu m’avais dit qu’on aurait de bonnes places, papy. C’est super, on est en plein milieu des gradins. On a bien fait de venir tôt, je vais voir Cassandre et les autres à l’échauffement. Papy, je suis heureuse ! »

 

Je cours. J’ai mal partout mais je cours depuis le début de ce duel contre la meilleure équipe du championnat. Ce soir, on dispute un match capital pour la qualification en play-off et une place en Coupe européenne. Pas le droit de perdre. On a bien négocié la première mi-temps avec une égalité au tableau d’affichage. Il faut tenir comme ça jusqu’au buzzer. « Ne rien lâcher ! » a martelé le coach dans les vestiaires.

Personne ne lâche, c’est une constante dans le sport de haut niveau, mais on vient de concéder deux buts à la suite à un peu plus de cinq minutes de la fin. On entre dans le fameux money time, ces trois cents et quelques secondes où tu vas jusqu’au bout de l’effort pour gagner avec ton équipe.

Paul, notre entraîneur, a demandé un temps mort et m’a fait signe d’aller souffler une ou deux minutes sur le banc après avoir écouté les consignes : « Tu te tiens prête à rentrer rapidement ! »

Des années et des années que je cours. Pas de souvenirs de premiers pas – c’est plutôt l’affaire des parents – mais je me rappelle chaque jour de la phrase de mon grand-père quand il me voyait gambader dans les allées de son jardin : « Cassou, tu vas finir par te casser ! » Et il partait dans un grand éclat de rire qui m’encourageait aussitôt à reprendre mes fractionnés tous azimuts.

Il tournait son œil pétillant vers sa fille et affirmait : « Cette enfant génère du bonheur, fais-lui confiance. »

Ma mère m’a fait confiance. J’ai réussi tous mes examens, du collège à l’université, et j’ai franchi les échelons pour atteindre le haut niveau avec le statut de joueuse professionnelle en Ligue-Butagaz-Énergie. J’ai concrétisé mon rêve sportif, je reste affamée de victoires et j’ai pu préparer ma reconversion avec un master en informatique.

Plus qu’un but d’écart et encore trois minutes de jeu. Troisième et dernier temps mort demandé par le coach adverse. Nos supporters sont debout, à fond derrière nous comme d’habitude. On va tout donner. Il faut garder la tête froide malgré la haute tension nerveuse et les muscles qui se tétanisent.

« Cassou, tu rentres. On regarde ce qui se passe en face, les filles. Attention au pivot. On tente la montée inversée sur leur spéciale. Pensez à la dernière séquence de vidéo. On récupère la balle, on joue tout de suite grand espace. Allez, ensemble ! »

Je me demandais si nos adversaires allaient jouer le sept contre six sur cette possession

déterminante. Ce n’est pas le cas. En revanche, elles vont accélérer très rapidement dans le secteur central. On répond présent, on fait bloc toutes ensemble, les arbitres vont lever le bras. Éviter le tir à travers, continuer à mettre de l’impact sur l’adversaire direct, rester vigilantes et solidaires… On va les amener au refus de jeu. C’est bon, c’est sifflé !

Pas le temps de savourer l’ampleur de ce travail collectif, on a la balle d’égalisation dans les mains à moins de cent secondes du coup de sifflet final. Une situation qui nous a permis de dompter les « Lionnes » de Paris ou les « Panthères » de Fleury, de maîtriser les « Rebelles » de Brest ou les « Engagées » de Besançon. On assure chaque passe, je pense que Juliette va tenter de prendre l’intervalle après avoir feinté sur l’extérieur. Elle y est, elle déclenche mais la gardienne a bien lu son geste. Toujours un but de retard. Assurer le repli défensif, garder un œil sur le ballon parce qu’elles vont essayer de nous prendre de vitesse pour enfoncer le clou. Ultime fractionné pour moi sur pratiquement quarante mètres. J’ai le cœur au bord des lèvres, les jambes qui brûlent mais je reste

au contact de mon adversaire directe sur l’aile. C’est la reine du contre, il ne faut pas qu’elle me dépasse. Juste le temps de repérer où est le ballon. Elles ont tenté la relance immédiate, la balle est en l’air. Il faut que je saute le plus haut possible dans ma course de repli, je l’ai travaillé des heures et des heures. J’ai un mètre de retard, le ballon retombe vers nous, je me propulse comme pour un saut en longueur, les yeux rivés sur ma cible, et je la saisis à deux mains. Je sens un corps qui m’écrase mais j’ai vu que Juliette m’avait rattrapée. Je m’arcboute, elle est à deux mètres de moi, je lui envoie la balle comme un demi de mêlée plaqué par un avant adverse et ma tête heurte violemment le sol.

J’entends les cris du public. Je ne peux pas me relever tout de suite, je vois tout trouble. Le sol tremble au diapason de mes jambes avant une explosion de joie autour de moi. On m’entoure, on m’embrasse, on rit, on pleure. « On a égalisé, on est en play-off ! »

« Doucement les filles, elle est encore sous le choc. » C’est la voix de Nicolas, notre kiné. On l’appelle « Léo » parce qu’il ressemble à Léonard de Vinci avec sa longue barbe et son crâne dégarni. Une séance de soins chez lui et tu ressors en forme avec, en prime, des anecdotes sur la vie quotidienne dans les châteaux de la Loire. Nicolas est incollable en Histoire. Il te raconte tous les secrets de Catherine de Médicis dans le château de Chenonceau (surtout pas de x à la fin !), la cruauté de Louis XI pour tous ceux qui le trahissaient, les rencontres entre François Ier et Léonard à Amboise. Un livre ouvert sur la Renaissance à lui tout seul. Et côté littérature, une culture impressionnante sur la Comédie humaine de Balzac. Tu as l’impression d’être la voisine de la Cousine Bette, de croiser le regard du Père Goriot, de connaître l’enfer vécu par le Curé de Tours.

Il me soulève avec précaution et me ramène doucement vers le banc : « On a eu peur quand tu es tombée mais tu as été parfaite dans ton geste. Juliette a vu Emmanuelle sur l’aile gauche et ça a fait mouche à trois secondes de la fin. Bravo, ma grande ! »

Je réalise petit à petit que l’objectif est atteint. J’ai droit à une avalanche de bises, tout le monde me félicite… La vie est très très belle !

 

« Tu dois être contente, les filles ont bien joué et c’est grâce à Cassandre, ta joueuse préférée, qu’elles ont récupéré la balle décisive et marqué le dernier but. Je te sens toute calme, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu as eu peur pour Cassandre ? Tu as faim ? Il ne faut pas qu’on tarde trop, tu sais que tu joues demain matin à Orléans en moins de quinze. Le réveil va sonner à sept heures. »

Grand-père m’interroge du regard. Je ne suis pas pressée de partir. Peut-être que je vais avoir la chance d’entendre les commentaires des joueuses, de les voir de très près. Les partenaires se dirigent tous vers le salon VIP.

« Je mangerais bien une petite tartine de rillettes de Tours ou avec des rondelles de Sainte-Maure… pendant que tu vas discuter avec tes amis. C’était super, papy ! Merci d’être venu voir ce match avec moi. »

Quelques minutes plus tard, Camille s’est tournée vers son grand-père :

« Dis, papy, tu crois qu’un jour je vivrai ce que vient de vivre Cassandre ? »

 

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Œuvre produite dans le cadre des ateliers d’écriture organisés par le Chambray Touraine Handball