Cœur noir

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.
Pourtant, le temps est assez clair maintenant; l’orage est passé. Mes yeux sont fatigués et peut-être que je ne veux seulement pas voir dehors.
J’ai dû m’endormir, bercé par la pluie : je dois avoir les yeux fermés. Je me rappelle être dans ma chambre, devant un livre ouvert, des affaires emmêlées sur mon bureau bohème. L’aquarelle a dû sécher, le pinceau devenir dur, le papier ondulé. Peut-être des tâches de poussières se sont incrustées sur l’écran de mon ordinateur, si j’ai dormi longtemps. La pièce a dû se teindre d’une odeur de sommeil et de nuit de tempête. La fenêtre s’est refermée : je ne sens plus l’air frais passer et caresser mon visage.
Je devrais ouvrir les yeux et continuer à vivre. Pourtant je suis bien dans ce noir profond. Je suis comme dans un moment suspendu, intemporel mais si éphémère; un moment, je le sais, qui ne durera pas, mais que j’espère prolonger le plus longtemps possible, en restant immobile. Si je ne bouge pas, le temps arrêtera peut-être de s’écouler pour quelques secondes, faisant s’envoler le poids des choses, leur essence même. Je réduis mon souffle pour ne rien bouleverser dans cet instant parfait. Je voudrais me faire tout petit et devenir absent. Je voudrais faire de ma présence une contingence, et le silence une musique absolue.

Mais c’est trop tard maintenant. Avoir pensé à l’éternité l’a fait disparaitre. Le noir dans mes yeux s’éclaircit, et mes paupières tremblent. Je sais que l’extérieur existe, je le sens m’appeler. J’essaie d’étendre encore ce moment suspendu déjà partit; envolé à l’instant où je me suis dit que je devais le retenir. J’aurais dû rester muet, sourd, hermétique à mes pensées, et seulement regarder ce moment précieux caresser ma peau, sans le saisir, sans l’attraper, et m’en délecter en sachant, en sachant bien, qu’il devra partir. J’aurais dû enrayer ma conscience et laisser divaguer mon esprit dans les eaux incertaines de l’inconscient.
Me voilà seul maintenant, sans autre temporalité fictive que la temporalité réelle. J’entends le temps s’écouler et la pluie tomber. Tiens, il pleut toujours. J’ai toujours les yeux fermés. Mais, pourrais-je quand même être dans le noir ? Je me prépare à refaire surface, doucement. Je m’étire, mes os sonnent et se défroissent. Je dépose mes paumes de mains dans le creux de mes yeux, leur relief s’épouse. Je me frotte le visage, me gratte les paupières, les sourcils, les tempes. J’ouvre les yeux, et je suis curieusement ébloui par la lumière tamisée de ma chambre. Je n’étais pas dans le noir.

Je devrais me remettre au travail mais cette pause impromptue m’a déconcentré. Je me lève. Je regarde mon travail éparpillé. Je vois des erreurs, des imprécisions, des fautes : j’écris ce que je devrais changer. Mais je changerai plus tard, un autre jour, un autre temps. J’éteins la lumière du bureau. Je me remets dans ce noir dans lequel j’étais si bien. Je ne suis éclairé désormais que par les lumières des voisins, les lumières du dehors. Elles sont belles dans la nuit. De jour, la façade se tait : froide, plate, immobile. La nuit, les creux et les ombres dansent, et elle devient musicale, impressionniste. Les teintes des lumières vacillent et se répondent. J’entends un brouhaha indistinct, un mélange de sons mats qui me bercent. Je veux aller voir.

Doucement, dans le noir de mon appartement, je glisse dans les pièces silencieuses. J’ouvre la baie qui donne sur le balcon. La porte crie et déchire le silence. Je prends soin de ne pas la refermer.
Je sens maintenant l’air frais de la nuit. Le noir n’est pas encore pleinement installé : l’encre de la nuit peint le ciel d’une lueur obscure. L’horizon se meut dans un camaïeu de bleus, qui s’assombrissent, imperceptiblement. Mon corps se recroqueville un peu, mais je n’ai pas froid. Désormais j’entends la musique de la ville. D’abord, la fontaine. Le filet d’eau est régulier mais faible. L’eau tombe dans le caniveau, en éclaboussant le trottoir. J’entends à la fois sa résonance dans les profondeurs de la ville, et celle dans les petites flaques qui l’entourent. Ca me rappelle un peu la mer. Puis, j’entends la ville, au loin, qui murmure. Les voitures passent une par une, les sirènes chantent timidement. Les bruits sont mécaniques et bruts. Enfin, j’entends le bruit des odeurs. Je devine les familles par leur absence dans la rue; je sens la vie qui fourmille mais je ne peux voir personne. Seules me parviennent les odeurs de repas, de parfums, de bonheur, qui montent dans le ciel, se mêlent et s’emmêlent, se confondent, et s’évanouissent. Les gens doivent rirent, fumer, chanter. Je ne sais pas où regarder, et ça m’apaise de me laisser bercer seulement par les sons. La nuit est tombée, la lumière du lampadaire tremble un peu. L’eau de la fontaine coule. La ville gronde. Les gens vivent. Je ferme les yeux et je suis incapable de savoir lequel du noir de la nuit où celui dans mes yeux est le plus profond désormais.

Je reste là encore un peu, spectateur d’une scène inconsciente.
Cette fois-ci j’essaie de ne pas chercher à repousser le moment où l’équilibre de ce calme sera rompu. Je me concentre de toutes mes forces pour ne pas penser à l’éternité, pour de pas désirer ce moment parfait de justesse, d’équilibre.
Mais c’est trop tard, en ne voulant pas je l’ai voulu, j’y ai pensé, et me voilà revenu dans une dimension humaine et dans un regard vide de sens. La ville n’est plus que grande dame puissante, et la nuit, son manteau de laine.