Cinq mètres en-dessous du sol

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Je suis ce qu’on appelle ici un vagabond. Je suis d’Ennery, province peu connue d’Haïti. Pays où réussir est héroïque, où il suffit de peu pour finir six pieds sous terre. Nous l’avons appris à nos dépens Allen et moi à cinq mètres en-dessous du sol. Ici, il n’y a pas que les rêves qui s’entèrent. Allen, mon meilleur ami, voulait devenir un héros, il allait le devenir. Mais le destin décida autrement...
Le jour se leva à peine quand j’entendis ce vacarme à ma porte comme si quelqu’un voulait l’arracher. Tout va bien. C’est Allen, il n’y a que lui pour torturer ma porte à cette heure. J’arrivais à peine à ouvrir mes yeux et je ne sentais pas mes muscles mais je descendis ouvrir, j’avais pitié de ma porte. Je n’aurais pas dû. Tout bascula à la seconde où j’ouvris cette porte.
- Oh bonjour Konpè ! C’est toi? Mais quelle surprise ! Que fais-tu ici de sitôt ?
- Bonjour Adin, il faut qu’on parle.
- Ah oui de quoi? Je pensais que c’était Allen.
- Justement nous devons parler d’Allen, cette nuit il a eu un accident à cent mètres d’ici. Il est mort. Je viens te prévenir de partir au plus vite, car j’entendis que sa famille s’y rendait déposer plainte contre toi au commissariat, ils seront là dans un instant, tu dois partir.
« Un verre d’eau et une chaise s’il vous plait ! » J’ai voulu prononcer cette phrase mais je n’ai pas pu, je perdis ma voix. C’était le silence dans ma tête. Je m’évanouis à l’instant. Tout était noir. Logique, j’avais les yeux fermés. Paniqué, Konpè prit la fuite. Pas question qu’il se retrouve mêlé à une histoire de meurtre.
Brusquement ce tohu-bohu me transperçait le crâne, Ce n’était point un rêve. J’ouvris les yeux et il y avait ces regards pleins de dégoûts qui me fixaient allongé sur le sol, ils étaient tous prêts à me sauter dessus. Et c’est exactement ce que Gwo Samson a fait, il s’est jeté sur moi et m’a passé les menottes. Bizarrement je ne sentis point sa force me bousculer, ni même ressenti la douleur des menottes contrairement à ce que j’avais l’habitude d’entendre. En plus, c’était Gwo Samson ! Ce mec était le policier Goliath du village, tout le monde avait peur de lui. Mais je n’ai rien ressenti. Dans ma tête c’était Allen, je ne pensais qu’à lui, mon meilleur ami. Mes yeux s’ouvrirent certes mais j’étais encore dans les vapes. C’est quoi ce délire ?

Nous sommes le 26 février 2019, le soir du 26 février. Allen passa chez-moi dans les environs de vingt heures, il avait ce sourire qu’il n’avait que quand il était fier d’avoir accompli quelque chose, et c’était le cas. Allen avait pour rêve de devenir journaliste, et il venait de recevoir une lettre de bourse de l’une des plus grandes Universités en Europe pour aller étudier le journalisme. Un jour de rêve pour Allen !
J’étais trop content pour lui, nous étions tous les deux très excités. Je lui ai proposé d’aller fêter tout ça, il était sur un nuage, il accepta sans réfléchir. Cela me surprit car Al n’était pas très fêtard, sa fête préférée était celle de sa bibliothèque favorite. Je ne l’ai jamais vu aussi heureux. « Viva la fiesta ! »
Ce soir, nous partîmes comme deux jeunes en quête d’aventures : nous étions deux jeunes en quête d’aventures. Nous nous sommes arrêtés en route pour prendre Mélanie et Tina, les deux filles les plus cool du quartier. Pourquoi ? Elles ne disent jamais non. Après, nous nous rendîmes au bar des trois débauches. Ah oui ! Son nom l’explique, dans ce bar ces trois débauches étaient toujours au rendez-vous : L’alcool, la drogue, le sexe ; dans cet ordre. Ces trois étaient sans le savoir, mon billet pour l’enfer. Je vous le dis, à cinq mètres sous le sol, c’est l’enfer.
À minuit tout était normal, nous n’étions qu’à notre première débauche, Al était heureux.
Nous sommes ensuite passés à notre deuxième débauche, la mort. Pardon. La drogue. « Le paradis », c’était le nom qu’Eric avait donné à cette nouvelle drogue qui circulait dans les parages et Eric c’était mon fournisseur. Je n’étais pas un saint comme Allen. « Le paradis », selon Eric, pouvait emmener quiconque le prenait au paradis, sauf que je n’ai pas cerné le vrai sens de « pouvoir emmener au paradis. » Moi, il m’a emmené en enfer.
Après seulement une ligne, Allen planait déjà sur son petit nuage, mais il voulait jouer au soldat fort. Une connerie egocentrique d’ici, sauf qu’il ne pouvait pas faire trois pas sans se retrouver sur ses fesses. Le monde tournait dans sa tête. Un, deux, trois, et il y a un soldat à terre.
Tina est venue me voir avec ces yeux inquiets, j’étais en plein action, vous comprenez. J’étais à la troisième débauche avec Mélanie : « Allen ne peut plus rester, il ne supporte pas trop bien le Paradis. Je vous conseille de rentrer. » M’a dit Tina, inquiète. Allen allait mal mais je n’ai pas pris tout ça trop au sérieux.
Tina me pressait tellement qu’enfin je me levai et me rendis à la cabine d’Allen. Je lui ai dit que nous partions à l’ instant. Il ne voulait pas partir mais il n’était pas en état de rester.
Je décidai de conduire jusqu’à chez moi et une fois arrivé, je ne lui ai même pas proposé de le ramener. Quel idiot je suis! C’était comme si je savais qu’il y avait un truc qui n’allait pas et que je ne voulais que m’épargner. Ce n’était pas vrai, je ne savais rien. Je ne voulais pas le tuer. Oui, à cent mètres d’ici je viens de tuer mon meilleur ami. Moi dans mon lit et lui piégé dans cette voiture, nous fermâmes nos yeux pour un profond sommeil. Rendez-vous à cinq mètres en-dessous du sol.
J’étais accusé d’être jaloux de la bourse d’Al et de provoquer intentionnellement son accident. Ce n’était pas faux, j’étais un peu jaloux, il avait tout pour réussir et moi j’étais un simple idiot. Mais moi, Adin, je ne voulais que le bonheur d’Al, il le méritait. Je n’en voulais qu’à moi-même d’être un raté.
Quatre jours après l’incident, J’étais anéanti dans ma cellule. Je pensais à me suicider mais je ne savais pas que ce ne serait plus nécessaire d’ici quelques heures. C’était le jour des obsèques et en tant qu’assassin de la victime, comme la tradition l’exige ici à Ennery, je dois assister aux funérailles assis en face de la famille, menotté et vêtu de rouge.
Pas besoin de vous dire, j’étais incapable de supporter ces regards. Je ne pouvais pas regarder Doudoune, la mère d’Allen, elle était comme une mère pour moi aussi et aujourd’hui je suis le responsable de son plus grand chagrin. Je passai tout le temps avec ma tête entre mes cuisses. Tout le monde pleurait, sauf moi.
Apres quelques heures de cérémonie, c’était l’heure. L’heure pour Allen et moi d’être déposés à cinq mètres sous le sol. La tradition exige que l’assassin frappe le dernier coup de pioche qui creuse le trou et qu’il y reste jusqu’à ce que le cercueil soit descendu. Ainsi je descendis dans le trou. Profond trou. Il était de cinq mètres de profondeur, ça a toujours été la volonté d’Allen. J’ai su à l’ instant que je ne remontrai jamais à la surface. Ils descendirent à la corde le cercueil d’Al, je le voyais descendre sur moi, je sentais ces fourmis en vouloir à ma chair, l’odeur de la terre et cette chaleur qui me cuisait. J’ai tout ressenti. Ils remontèrent après ce qu’ils pensaient être moi, mais ce n’était qu’un corps. Un corps sans vie. Je suis resté au fond du trou avec Al. À cinq mètres en-dessous du sol.
Ils partirent tous, et rejetèrent mon corps en prison, mais Al et moi notre aventure continua au fond de ce trou recouvert de béton à cinq mètres au-dessus. Résultat d’un jeune plein d’avenir et de rêves se laissant emporter en débauches par un ami négligeant et irresponsable. Nous devrions savoir, surtout entant que jeunes qu’aucune débauche éphémère ne vaille de sacrifier nos rêves et notre succès. Mais hélas, il était trop tard.
Je l’ai tué. J’ai tué mon meilleur ami. Il ne sera jamais journaliste. Nous sommes passés de trois débauches à cinq mètres. Il fait noir et je ne possède plus d’yeux, nous sommes à cinq mètres en-dessous du sol.