Céleste

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Mais elle n'a jamais osé l'avouer, donc elle m'a appelé « Céleste ». Comme ça, au lieu d'être dehors quelque chose, on faisait semblant que j'appartenais à quelque chose, plutôt à quelque part. Au ciel. Pas mal. Si l'on forçait la figure de style on pouvait même dire que j'étais divine. Mais je ne suis pas idiote.
Gamine, j'éprouvais des soupçons, mais le récit maternel... C'est le récit maternel. En effet c'est elle qui m'a glissé la piste dont j'avais besoin pour faire sauter la fable. Un jour elle m'a dit : « Donne-moi ta main. C'est possible que le vent t'emporte. » Depuis ce jour-là, j'ai compris que je n'appartenais pas au ciel. Plutôt la Terre m'en voulait. Et il fallait donc que je garde quelques cailloux dans ma poche. On ne sait jamais. Une tramontane, quelqu'un qui a éternué avec intensité, un mistral gagnant qui sonne à la radio.
J'avais toujours des pierres sur moi, même si on chargeait l'index de salive et rien. La salive dégoulinait dans la main droite et avec la gauche je les tripotais. Elles montaient et descendaient dans l'obscurité créé par le tissu hippie fleurs et ma paume. Il y avait toujours une qui restait en bas, parce qu'on le sait, on ne sait jamais.
Au début, elles étaient trois ou quatre. Originaires de différents quartiers, je suppose qu'au but d'un moment, elles ont fini par s'habituer à cohabiter et à m'habiter. Et moi à leur habitation. Mais les années ont passé et il n'y a qu'une qui est restée. Histoires de trous et mères qui vident les poches pour faire la lessive. Il n'y a qu'une qui est restée mais j'avais du mal à voir son caractère unitaire : difforme, rêche, l'échec d'un amalgame d'une masse d'appui et d'autres cailloux plus petits qui, pressés pour faire partie de quelque chose, s'incrustaient avec violence sur la surface. Un enchevêtrement d'incrustations urgentes et de traces de vieux sertissages ratés : je suis restée avec la pierre la plus moche.
Et la moins céleste.

En été, après la récolte, on avait l'habitude avec ma cousine d'aller longer les champs brulés, avant que la pluie n'arrive et que la texture de la terre reprenne sa normalité. Je me sentais à l'aise. On marchait collées à la route, reniflant et dessinant sur la terre avec une grosse branche. Le dernier été qu'on l'a fait, un tyran de savanes a décidé de se poser sur le câble électrique sur nos têtes. Je me suis arrêtée et je l'ai regardé un bon moment. La possibilité d'être emporté par le vent ne le tourmentait pas. D'ailleurs son corps était fait pour le vent.
Branche à la main, je tenais fort la pierre qui me restait. Je la lâchais, et ensuite je la prenais avec plus de force. Le vent soufflait intensément et, de toutes façons, j'ai fini par l'arracher de ma poche et déchirer mon bras. Raté. L'oiseau n'a même pas sourcillé. Pas rassasié, j'ai pris les roches calcaires sous mes pieds. Pendant quelques secondes je devenais aveugle.
Au troisième essai, il est parti, en libérant les ailes et les ciseaux affilées.
La force dissipée, je me suis laissé tomber sur la route, la poussière sous les coudes, et j'ai commencé à rire. De moi, de ma divinité, de mes cailloux, de ce stupide oiseau qui me poursuivait.