Ce qu'il reste des hommes

23 ans, étudiante en philosophie et résidant à Paris !

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.
À vrai dire, la réponse aujourd’hui est sans importance. Je sais qu’il fait nuit au-dehors. L’air a ce lourd parfum venu de la fenêtre, ce mélange d’humide et de froid qu’il revêt quand la lune se lève. Je n’ai jamais aimé la nuit et j’aime encore moins celle d’aujourd’hui, mais cela aussi est sans importance. La nuit d’ici, après tout, n’est qu’un peu d’obscurité coincée entre deux plaines lumineuses et crues de soleil.
Il n’y a plus que cela, des jours vifs et brûlants qui cèdent en soupirant à de longs manteaux d’encre. Je ne peux pas non plus dire que je les aime. Mais au moins, le monde semble plus paisible.
J’ai, enfoui dans ma mémoire comme seuls savent être cachés les trésors, le souvenir de l’avant. C’était un temps de forêts et de rivières, où les collines étaient des femmes et les femmes des collines. Il y avait encore des hivers et des étés, et des étoiles aussi. C’était l’époque des choses et de l’insouciance.
« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? » Du temps où le monde était encore fertile, la question avait été diffusée par un mystérieux hacker via tous les moyens de communication disponibles. Tous les systèmes de la planète avaient été paralysés pendant dix heures. Lorsque l’attaque avait pris fin, des spécialistes avaient longuement débattu pour savoir si le caractère illégal de l’acte pouvait être excusé au nom de la liberté d’expression et de l’art. En vain, car l’homme n’avait jamais été retrouvé. Il n’avait jamais revendiqué quoi que ce soit : il avait juste posé une question.
Comme pour toute question il y avait eu d’un côté ceux qui avaient tenté d’y apporter une réponse, et ceux qu’elle avait laissés indifférents.
À l’époque, j’ai fait partie de la seconde catégorie. Question ridicule, puisque la conclusion est la même : on ne voit rien, et si l’on veut voir, il suffit d’ouvrir les yeux ou d’allumer la lumière. Réaction typique d’un moment de l’histoire où il suffisait d’appuyer sur un interrupteur.
« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? » Lorsque tout a basculé, après le cataclysme, j’y ai longtemps réfléchi, avec cette obsession qu’on n’accorde qu’aux choses qu’on sait perdues à jamais. J’y ai pensé comme on se repasse les dernières paroles de quelqu’un qui n’est plus, en y cherchant inconsciemment un signe, une prophétie lumineuse qui rendra son sens à une vie désormais absurde.
« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? » Le monde était-il alors si sombre que l’on n’a rien pu voir venir ? Ou bien les évidences étaient-elles là, derrière le rideau de nos paupières ?
Mais peut-être que ça ne voulait rien dire ou que ça signifiait tout autre chose. C’est le problème avec la mort des gens, elle nous laisse seuls face à des ciels noirs de pourquoi. Les poètes et les philosophes y accrocheraient des étoiles, mais je ne suis ni l’une ni l’autre. J’ai donc accepté l’incertitude et j’ai renoncé à me poser la question, puisque plus personne n’est là pour y répondre.
C’est un passé qui ne reviendra pas. Depuis qu’il a pris fin, j’ai dû réinventer le monde. Les gouttes de pluie sont devenues des miracles. La lumière qui les transperce mon spectacle. Les insectes accablés des amis. J’ai appris à parler avec mon insomnie.
Les choses sont simples ici, ou plutôt elles sont quotidiennes, routinières. Tout à l’heure, le soleil viendra me lécher comme une langue de feu avide et me mordre la peau. Et je me lèverai, je quitterai la maison en ruine qui me sert d’abri. Je marcherai seule dans mon univers aride de poussière. Je chercherai des arbustes garnis de feuilles aux nervures épaisses et aux tiges ligneuses, des plantes coriaces et dures comme le sol où elles poussent. Je promènerai mon corps érodé par le vent brûlant sur la surface de terre dont j’ai fait mon chez-moi. Je prierai pour des signes et des éclats de beauté, je saluerai mes compagnes les pierres qui dorment couchées nues sur le sol desséché.
Et le monde qui m’aura regardée l’arpenter, en femme à demi-vivante, me renverra encore et encore cette question : « Suis-je dans le noir, ou ai-je les yeux fermés ? » Qu’est-ce qui en moi s’arrime à ce monde dont je suis seule gardienne ? Moi qui me refuse à comprendre que désormais tout a perdu son sens. Mon ventre restera aussi vide qu’un lac asséché et après moi, il n’y aura plus rien, parce qu’il n’y aura plus d’humains. Les mots disparaîtront de la surface de la Terre, ma maison achèvera de s’écrouler.
Alors pourquoi ? Pourquoi, demandent les rapaces qui tournoient dans le ciel blanc, pourquoi, petite femme, t’obstines-tu ? Est-ce parce que tes yeux sont cillés, comme l’étaient ceux de nos ancêtres sous le règne de ton espèce, que tu te refuses à voir la triste réalité ? Rien ne reviendra. Ou bien répètes-tu sans cesse les mêmes gestes, car la scène désormais obscure de ton existence est la seule que tu connais et que tu crains de la quitter ?
Peut-être les deux.
Peut-être que la vie est la réponse à son propre pourquoi. Je crois que c’est ce que me dirait ma mère et les femmes qui l’ont précédée, qui ont porté dans leur ventre ce que je ne connaîtrai jamais. Je ne ressens aucune tristesse face à ce constat. Je m’occupe des petites vies d’un monde qui se fera bientôt sans moi. Je leur prodigue un peu de tendresse humaine, en offrant à la fleur déshydratée un peu de mon eau, en soignant une chouette qui s’est brisée l’aile. Et c’est tout. Je suis mon propre pont entre la vie et la mort, entre la mémoire et l’oubli des hommes, j’offre un sursis minuscule à ce qui était condamné à périr. Ce peu me va. Dans mes projections les plus folles d’apocalypse, j’aurais pu m’imaginer rebâtir de mes mains une nouvelle Babel. J’aurais pu devenir femme sauvage et chanter avec les loups. Mais je suis là, à panser quelques-unes des blessures du monde en faisant le moins de bruit possible, comme un ultime pardon avant de disparaître.
Dans quelques instants, le jour se lèvera et je ferai ce qu’il y a à faire, jusqu’à ce que la lune reprenne ses droits. Alors, j’entendrai peut-être une louve hurler dans ce qu’il reste de forêt. Je l’écouterai.
Bien sûr, la question viendra me hanter. « Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? ».
Comme chaque nuit, comme un phare, pour ne pas oublier. Ne pas oublier qu’il y a eu un avant où cette question avait du sens. Que cet avant est désormais perdu. Qu’il me reste un temps encore à incarner cet être vivant qui sait dire pourquoi le soleil se lève et pourquoi il y a des nuits.
La nature reprendra ensuite sa parfaite évidence et plus rien ne sera jamais troublé par l’ombre d’une question.