Cargo

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Nouvelles :
  • Imaginaire
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  • La peur
  • Merveilleux et fantastique

L'histoire de nos amours s'est perdue dans les profondeurs du Vieux Port, et nul ne s'en souvient. Rares en furent les témoins et ils sont morts. Si l'un d'entre eux a survécu, sans doute finit-il ses jours au fond d'un obscur asile d'aliénés à peine destiné aux vivants, les yeux à jamais grands ouverts, meublant son insomnie de plaintes, de sanglots et de hurlements, vacarme inarticulé qui ne touche plus le cœur de personne.
Quant à moi, de ces jours moirés, je puise toute ma force, et ils sont à eux seuls la justification de ma vie entière. Mais ma mémoire défaille. Comme la flamme d'une bougie sur le point de s'éteindre, elle lance quelques lueurs éparses et fugitives sur cette période de ténèbres dont la saveur vénéneuse m'imprègne à jamais. Et la conscience de ma mort prochaine me pousse à sauver de l'oubli ce qui peut l'être.

Elle se trouvait dans une caisse parmi les centaines que nous avions déchargées, mes compagnons de misère et moi, d'un étrange bateau dont la provenance fut gardée secrète. Nous étions tous plus crève-la-faim les uns que les autres, et avions été recrutés la veille au soir par un personnage peu engageant qui ne se déplaçait que dans l'ombre. Nous nous doutions qu'une fois encore ce boulot serait en rapport avec un trafic illicite, mais nous y étions habitués et ne posions jamais de questions inutiles. Le paiement immédiat de la moitié de nos gages serait de toute façon venu à bout de notre méfiance – si nous avions pu nous payer le luxe d'en éprouver une –, et c'est sans résistance que nous acceptions le rendez-vous fixé pour le lendemain peu avant minuit, à l'extrémité sud du port. À cette époque, on ne l'appelait pas le Vieux Port car il n'y en avait qu'un. Il ne présentait pas alors cet aspect de sinistre abandon qu'on lui connaît aujourd'hui et jouissait, dans la journée, d'une activité presque joyeuse.
À notre arrivée, le bateau était déjà à quai. Une silhouette furtive nous fit monter à bord et nous nous engageâmes à sa suite par l'ouverture béante d'une trappe qui menait à la cale. Deux flambeaux éclairaient faiblement la cargaison, composée de banales caisses en bois, en très grand nombre, de modestes dimensions, mais qui se révélèrent très lourdes.
Rien d'effrayant en apparence, et pourtant, d'emblée, un puissant malaise nous serra la gorge. Une peur à l'état brut – du concentré d'épouvante – nous assaillit de manière incompréhensible. La raison aurait dû nous faire rebrousser chemin, mais nous avions bu la nuit précédente la majeure partie de l'argent reçu la veille, et seul le spectre d'un futur composé de longs jours de famine nous décida à poursuivre ce travail jusqu'au bout. Je devinais ma propre pâleur sur le visage exsangue de mes camarades. Nous étions unis dans un même tremblement. Chacun tenta de calmer les battements de son cœur comme il pouvait, en évitant le regard de l'autre.
Soudain, un apaisement malsain s'abattit sur nous. L'atmosphère s'était chargée d'un parfum composite, lourd et radicalement différent des odeurs habituelles du port. Nous n'avions jamais rien senti de semblable, et c'était plus qu'agréable. Rapidement, une ivresse inconnue s'empara de nous. Le parfum nous enveloppait, entêtant. Il nous procurait un plaisir qui s'intensifiait. Et nous voilà tous à tourner en rond, à inhaler encore et encore ces voluptueuses effluves, à renifler en tous sens comme des déments, soumis à ce délice inespéré.
Une voix nous tira de notre langueur avec brutalité. L'homme à la silhouette nous rappelait à l'ordre. Il nous fallait impérativement tout débarquer avant le lever du jour. Sur ce, il disparut une nouvelle fois dans l'ombre.
Le travail reprit. À chaque retour dans la soute, le malaise nous reprenait. Dès que nous sortions, l'air marin nous en débarrassait. Une routine s'installa, comme une drôle de respiration, avec l'envie de plus en plus pressante de voir finir la nuit.
Nous avions transporté un peu plus de la moitié de la cargaison lorsqu'une dispute éclata entre deux hommes. Les injures familières achevèrent de dissiper les restes de torpeur dont nous étions encore prisonniers. Soulagés par les violents éclats de voix, notre première réaction fut de rire. Mais les deux protagonistes ne se contentèrent pas des insultes. Ils en vinrent aux poings. Ils laissèrent tomber la caisse qu'ils transportaient, et elle en fut sérieusement endommagée. La dispute et nos rires stoppèrent net. On s'approcha pour juger de l'ampleur des dégâts : un côté descellé et des lattes disjointes. Le parfum de la soute nous assaillit avec une violence accrue. Quelque chose bougea à l'intérieur et, lorsque qu'un pan de la caisse céda sous une invisible poussée, elle apparut.

À partir de là, mes souvenirs se bousculent. Tout alla très vite. Ce qui reste très net, c'est qu'à l'instant où mes yeux se posèrent sur elle, je sus qu'elle était l'amour de ma vie et qu'elle n'était pas terrienne. Je ne sais pourquoi ce fut moi qu'elle choisit, peut-être parce que je restai là sans bouger, à la contempler avec toute l'assurance de cet amour...
L'indicible beauté de l'apparition avait rendu mes compagnons fous de désir. Ils se ruèrent sur la caisse éventrée pour s'emparer d'elle. Mais ils ne purent approcher, maintenus à distance par une insoutenable douleur. Leur frustration les précipita dans une fureur frénétique et, avisant les autres caisses, ils se mirent à les détruire avec une rage avide.
Les monstres de l'Enfer ne peuvent être plus hideux, plus terrifiants, plus inconcevables que les horreurs immondes qui furent ainsi délivrées. En quelques secondes, ce fut un carnage. Il en sortait de partout, en même temps que des appels et des coups provenaient de la cale du bateau. Alors elle bondit de son abri, se jeta sur moi et m'emporta. Avant de m'évanouir, j'aperçus mes pauvres camarades se faire réduire en une bouillie dont se repaissaient les monstres barbouillés de sang. Les rares à s'échapper se jetaient dans les eaux putrides du port et s'y noyaient.

La suite m'est impossible à raconter. Les mots humains ne suffisent pas à décrire ce qui ne l'est pas. Je vécus en un lieu que je ne peux situer, pendant un temps à la fois très court et proche de l'éternité. Ce qui domine, c'est cette sensation d'amour absolu qu'on ne peut vivre qu'en rêve, et encore, c'est là une évocation bien pâle de ce qu'elle fut. Je sais que nous avons partagé une vie très mouvementée, mais ma trop humaine mémoire refuse de m'en restituer un souvenir digne de ce nom.
Je dois ajouter que, malgré leur dissemblance physique radicale, les hydres du port étaient bien ses sœurs. Je garde trace de sa beauté et du bonheur suprême, mais aussi de la marque douloureuse de ses absences lorsqu'elle les rejoignait. À son retour, elle rapportait comme une odeur de sang, ses yeux semblaient abriter un incendie et sur sa bouche persistait quelque temps un pli cruel qu'elle perdait peu à peu au contact de la mienne.

Un jour, elle est morte. Je n'ai pas eu besoin de la porter en terre. J'ai assisté à sa dissolution progressive dans l'air. Alors, je suis revenu à la vie ordinaire, dans la même ville. J'étais devenu presque aussi vieux qu'aujourd'hui. Je me suis installé ici, sur le nouveau port construit après le massacre. Je mendie juste de quoi ne pas mourir de faim. La semaine dernière, j'ai sacrifié un repas pour me procurer de quoi écrire.

Vous qui trouverez ces pages, ne pensez pas que j'ai rêvé. Avant de mourir, elle a coupé son immense chevelure et m'en a enveloppé le corps. Jetez un coup d'œil sous mes haillons, et alors vous me croirez, car je suis bien certain que jamais vous n'avez vu semblable couleur, touché une texture pareille, senti un tel parfum. Surtout, je vous en supplie, ne me la retirez pas lorsque viendra le moment de me balancer dans la fosse, car alors, j'aurai froid pour l'éternité.
Et qui sait ce qui pourrait vous arriver...

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