Depuis quelque temps autour de Krasnogorsk, la taïga bruisse de fuites à pattes feutrées, le vent, de fumets musqués, et les sentiers s’impriment de fleurs animales, ces traces qui racontent la... [+]
Chaque semaine, l’homme remet son projet à demain.
Toujours à demain, jusqu’à ce matin-là...
Dès l’aube, le soleil a élu domicile sur les toits de Vizille, blottis au pied de Belledonne. Alors il se décide, harnache son âne et chausse ses brodequins de montagne. Un large chapeau, son bâton, et le voilà en chemin pour la Freydière. Il déjeunera d’une pomme et d’un quignon de pain à la cabane des Carriers.
Il est des paysages qui fascinent par leur côté sauvage et imprévisible, des écrins secrets où le silence vous guette, prêt à bondir et vous engloutir. Rétive à l’œil, la nature épouse des couleurs selon l’humeur du ciel, se hérisse d’ombres et de contours, ou bien s’estompe dans le giron d’un brouillard complice. L’homme le sait et il s’attend à tout, prêt à prendre la portion congrue de ce qu’elle lui offrira.
Sa courte halte aux Carriers le rend optimiste. Sous un manteau de brume, Vizille dort encore. Des meutes de sapins offrant le gîte et le couvert à la faune du coin marbrent de vert foncé les abords du sentier jouant des coudes dans le cairn. Heureusement, l’âne a le pied isérois, comme son maître ; l’équipage progresse assez vite vers le Grand Colon, toujours escorté d’un ciel bleu sans nuages.
Enfin, on voit le lac, lové dans les serpentinites du massif. L’homme jette son dévolu sur une petite plate-forme où la contre-plongée lui assure un bel angle de vue. Il débâte, laisse sa bête au bout d’une longe amarrée à un piolet, et contemple ce qui s’offre à lui.
La lumière et le vent léger qui vient de se lever jouent avec le duvet de printemps des herbes qui entourent le lac. L’ensemble invite à la sérénité et la douceur. L’homme se conforte à l’idée que tout site s’apprivoise et que ces couleurs sauront, sur la toile, l’amadouer. Oui, Édouard est monté pour ça : croquer le lac Merlat. Le temps d’une pochade qu’il peaufinera en atelier.
Il installe son chevalet, sort ses tubes et ses pinceaux. En peu de temps, l’eau pose une fourrure de pigments sur le lin. L’homme est en osmose avec ce qu’il voit. Des bleus, des rose, des terre de sienne, des ocre, des verts de vessie, et voilà mis en cage le Merlat et ses sentinelles. C’est ce qu’il croit quand soudain, l’azur des eaux – comme celui du ciel – vire à l’indigo... Et puis le silence se met à tonner !
Le miroir du lac se fonce comme la pupille d’une once en colère, faisant se dresser et noircir la crinière d’herbe qui couronne les rives. Quand des jets de pluie viennent griffer la surface, le peintre sait qu’il ne pourra rien dompter aujourd’hui. Au loin, ça feule dans les gorges, la cascade de l’Oursière a fini d’hiberner, un aigle tournoie sous les éclairs. Édouard plie âne et bagages et rebrousse chemin sous le profil carnassier de la montagne.
Trempés et transis, le peintre et sa monture regagnent Vizille avec, à leurs trousses, les dents du grand Colon déchirant le ciel rougi par le soir.
Ce jour-là, Édouard Brun n’a rien croqué de l’animalité du site, toutes les couleurs semées ont été léchées par la pluie.
Ce n’est que quelques mois plus tard que le lac Merlat* se coucha sur sa toile.
Il sut, cette fois, montrer patte blanche pour apprivoiser l’Isère, belle panthère des neiges...
_____
* Édouard-Joseph Brun : Le lac Merlat, 1901, huile sur toile. Coll. Musée de Grenoble.
Moi je vous remercie toutes et tous d'avoir lu entre les lignes la beauté de l'once en colère, c'était vraiment une prise de risques. Allez, je crie de joie pour que l'écho vous renvoie MERCiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii Merciiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii.