Burn out

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Il a reçu un coup de fil, il a claqué la porte et est parti pour nous rejoindre. C'est ce qu'il nous a dit. Je ne suis pas certain que le mot « claqué » convienne car il me semble qu'il n'y a pas de porte là où il travaillait. C'était une sorte de grande tour ultra moderne, le genre de tour à n'avoir que des portes coulissantes, présente dans un quartier d'affaire, un de ces quartiers sans âme où le travail est roi, une jungle de boulot. Jean a claqué la porte et est parti avec sa mobylette. C'est ce qu'il nous a dit.

En vérité je ne suis pas sûr que ce soit une mobylette qu'il avait à l'époque. Après tout je vois mal un cadre se déplacer à mobylette. Mais peut-être que son scooter était en panne ? Peut-être qu'il n'a pas pu louer un autre scooter du même gabarit, quatre cents centimètres cube, car c'est bien une histoire de gabarit quand on a de l'argent comme lui. Je n'ai pas pu aborder ce point avec lui car nous avions des choses bien plus importantes à nous dire. Ce qu'il nous a raconté c'est : « Je suis parti avec une mobylette ». Point. Donc il est parti avec une mobylette. Point.

La route a dû être longue et éprouvante. Il a eu pas mal de kilomètres à parcourir et il n'a sans doute pas pu emprunter les grands axes routiers vu sa faible cylindrée. Il a emprunté des petites routes, il s'est éloigné de la ville, de ces gratte-ciel et de ces artères bordées d'immeubles, sans fin. Je suppose qu'il a effectué un détour car il est passé par ce petit village que nous aimions tant. J'ignore pourquoi il s'est infligé cette peine supplémentaire. C'était un tout petit village de campagne où la moyenne d'âge dépasse allègrement l'âge de départ à la retraite, si vous voyez ce que je veux dire. Il s'est arrêté là, sur la place de la mairie. Il a coupé le moteur et a commencé à marcher vers le café, le casque sous le bras. Il a marché lentement, ouvert la porte grinçante du café et s'est installé au bar, non loin d'un vieillard affublé d'une casquette qui lui tombait sur les yeux. Bien entendu, le barman l'a reconnu mais il n'a rien dit et s'est contenté de lui servir son café noir et bien serré comme il avait l'habitude de le prendre à l'époque.

Après quelques minutes qui sont passées comme des heures, Jean s'est retourné vers le vieillard et lui a demandé une cigarette. J'ai trouvé l'anecdote plutôt étonnante parce que je sais qu'il avait arrêté de fumer quelques années auparavant et cela ne semblait pas lui manquer. Mais je crois qu'il y a des jours particuliers où toute notre volonté s'en va. Le genre de jour où le simple fait de fumer une cigarette quand on en n'a pas fumé depuis des années n'est pas une chose importante. Un jour où l'on peut s'autoriser un petit dérapage, sans penser aux conséquences. Le vieillard n'avait pas de cigarette, il n'avait, me semble-t-il, que du tabac à rouler, où du tabac à pipe, je ne sais plus trop. Jean a poliment refusé, il a fini son café, laissé deux pièces sur le comptoir et est parti sans dire un mot, la porte grinçante derrière lui.

Quand il a vu sa mobylette, garée là au beau milieu de la place du village, il n'a pas pu s'empêcher de rire. Un rire mal placé, impossible à arrêter. Un rire nerveux, fou. C'est donc en riant qu'il a enfourché sa mobylette. Lui, le cadre dirigeant avec ses vingt ans de carrière. Lui sur une mobylette. Je crois qu'il a dû rire longtemps pendant qu'il roulait sur les sinueuses routes de campagne où il n'a croisé personne. Il pouvait bien rire, haut et fort, il devait se sentir seul au monde dans cette campagne désertée.

Quelques kilomètres plus loin, il s'est arrêté pour acheter des clopes et un Banco. Je ne sais pas ce qu'il lui a pris de vouloir jouer au Banco. Il n'avait pas besoin d'argent, il aurait pu avoir tout ce dont il rêvait. Il a peut-être voulu retrouver le petit frisson du jeu. Celui que l'on a pendant que l'on gratte les cases. Celui que l'on a quand on a encore de l'espoir. Et puis il est reparti, il a repris la route avec ses clopes et son Banco, perdant.

Sur sa mobylette, Jean n'a pas vu défiler les kilomètres. Il n'a vu que le vert des champs de maïs. Il n'a vu que le ciel bleu, les oiseaux qui volaient et les nuages noirs qui s'approchaient. En roulant, il ne s'est pas rendu compte que le niveau d'essence avait baissé. En fait, il n'a pas vu qu'il n'avait plus d'essence et il est tombé en panne, comme ça, au milieu de nulle part. Il a essayé de continuer à pied en traînant sa mobylette sur quelques centaines de mètres, comme on pourrait le faire avec un vélo, mais elle était trop lourde et son dos a commencé à lui faire mal. Alors il l'a laissée là au milieu de nulle part et, au lieu de continuer à marcher sur la route, il a commencé à courir dans les champs. Dans le vert des champs de maïs, dans ce labyrinthe de feuilles hautes et tranchantes comme des cutters qui lui firent quelques coupures au niveau des poignets et sur la joue, là où sa peau était nue et découverte.

Une fois sorti du champ, à bout de souffle, il s'est retrouvé sur un chemin de terre au milieu des cultures vertes et jaunes. Il est resté là quelques instants à contempler le ciel devenu menaçant. Et puis il a allumé une cigarette. Et c'est là, juste après cette première bouffée, c'est là que les larmes sont arrivées et ont coulé sur son visage. C'est là au milieu de nulle part qu'il a pensé à Maman. C'est sur ce chemin qu'il a enfin pu laisser la peine l'envahir. Il aurait voulu la prendre dans ses bras et lui dire qu'il l'aimait. Il aurait voulu la voir une dernière fois, heureuse dans ce petit village que nous aimions tant et dans lequel il s'était arrêté pour prendre un café. Je le sais car c'est aussi ce que j'ai voulu. Je le sais car Jean est mon frère et la douleur que nous avons ressentie est la même. Maman est partie ce jour-là et nous ne lui avions jamais dit « Je t'aime ». Il est resté là, immobile, et la pluie a commencé à tomber. C'est ce qu'il nous a dit.

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