L’odeur du gazon fraîchement coupé me saisit comme je sors de l’immeuble. Chaque particule d’air semble emplie de verdure. Chaque inspiration entraîne vers mes narines une cohue insensée... [+]
Brumes
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Jury

Depuis l’une des fenêtres du vaste manoir, Hélène aperçoit, au loin, l’immense saule pleureur pris dans les brumes. Chaque jour, à la même heure, le vent agite ses longues branches souples, en direction du lac opaque, entouré de bois sombres et denses. La brume s’est immiscée dans le jardin, depuis le jour qui ne s’énonce plus. Seul souffle le vent, puissant et régulier, dans les branches du saule pleureur. A la fenêtre de la chambre, Hélène fixe l’horizon qui se termine où se dresse le saule, le reste n’étant que brumes.
Hélène ne mange plus. Elle ne boit que du lait, parfois, lorsqu’elle sent ses forces la quitter tout à fait. Elle est pâle et menue, dans sa chemise de nuit blanche. Elle ne dort plus. Ou debout peut-être, sans s’en rendre compte, durant les longues heures passées devant la fenêtre. Le reste du temps, elle déambule, sans vaciller, dans le manoir obscur, de son pas lent et sûr. Elle arpente les longs couloirs, regard porté droit devant elle, absente.
Plus tôt, selon son rituel, elle s’était rendue au troisième étage, dans la chambre du fond où les volets étaient ouverts. Hélène n’y avait pénétré qu’après avoir pris une profonde inspiration. Autour d’elle, commode, armoire, bureau couverts de poussière, un lit aux draps jaunis surmontés d’un édredon rose pâle et, sur les oreillers fleuris, oursons et lapins en peluche, autrefois bienveillants, maintenant menaçants. Hélène s’était installée à l’endroit habituel, devant la fenêtre, les yeux rivés sur le saule pleureur.
Désormais, son visage diaphane tourné vers le jardin, elle reste immobile. Aucune lassitude dans ses traits, juste la détermination à suivre du regard le mouvement hypnotique des branches. Tous les jours, à quinze heures, le vent s’engouffre dans le saule pleureur et tend ses longues lianes vers le lac aux eaux noires. Une heure durant, le ballet des branches fines perdure au milieu de la brume. A seize heures, tout est fini. Le saule, imposant, se fige. Hélène scrute encore le brouillard. Elle cherche l’enfant disparue. Une fillette brune aux longs cheveux dont l’absence est palpable dans toute la maison. L’image est floue. Une fillette pâle, cheveux sombres, des yeux noirs. Les détails s’effacent. Elle oublie malgré ses efforts. Qui est l’enfant ? Sa fille ? Sa sœur ? Elle-même, lorsqu’elle était enfant, avant de sombrer dans une ouate perpétuelle où tout s’évapore ? Elle n’a que la certitude de cette absence qui accompagne ses interminables journées et ses nuits sans sommeil. Et ce visage d’enfant, dont les contours s’étiolent, mais qui reste gravé malgré tout dans sa mémoire, alors que tout s’enfuit. La chambre de l’enfant est le cœur de la maison. Elle s’y réfugie pour faire ressurgir les souvenirs oubliés. Elle cherche des réponses dans les branches du saule pleureur qui s’agitent tous les jours à quinze heures, comme si là était la clé du mystère. Des images lui reviennent, parfois, des jours ensoleillés, avant la brume. Des rires et des cris d’enfant dans le parc. Hélène fixe le saule avec intensité, déterminée à ramener à la surface des souvenirs enfouis dans les tréfonds de sa mémoire récalcitrante.
Des flashs. Le saule sous un ciel radieux. L’enfant se cache derrière le tronc épais, tandis que les branches légères dansent sous le soleil. Les yeux noirs apparaissent dans l’entrelacs des branches. Les pupilles se dilatent. La fillette court vers le lac. Les genoux écorchés. Des gouttes de sang coulent sur l’herbe. Puis la brume recouvre tout. Le silence aussi. Regard hagard tourné vers le saule pleureur, Hélène sursaute. Ses yeux sombres se reflètent dans la vitre. Le pas lent, elle quitte la chambre, avance dans le long couloir, descend les escaliers dans la pénombre, et marche jusqu’à la porte d’entrée. Elle sort dans le parc brumeux et se dirige vers le saule pleureur. Depuis quand le temps est-il suspendu ? Tout ce qui reste du passé ce sont des bribes de souvenirs. Ceux de l’enfant disparue. De l’inconnue si familière, si proche, dont l’absence à fait naître la brume.
Derrière Hélène, se dresse le manoir, imposant, effrayant. Hélène se retourne. Elle aperçoit une silhouette, à la fenêtre du troisième étage, qui disparaît aussitôt. De loin, la maison semble palpiter. Le manoir enfle et se rapproche tout doucement d’elle. Hélène accélère le pas, en direction de l’arbre immense. Au pied du saule, elle sent une douleur vive sous son pied. Du sang sur l’herbe. Sous les branchages, un vent léger charrie l’écho de rires d’enfant lointains. En faisant le tour de l’épais tronc d’arbre, Hélène voit la maison terrifiante qui n’en finit pas de se rapprocher.
Hélène s’enfuit et s’agenouille devant le lac, miroir à la surface lisse et noire. Son reflet lui renvoie l’image d’une femme âgée, à la longue chevelure blanche, la peau aussi pâle que du lait, les yeux de la couleur du lac. Avec surprise, elle contemple son image à laquelle se superpose le visage d’une fillette brune aux yeux noirs qui la fixe. Le visage de l’enfant devient net, son corps se dessine sous l’eau, dont elle émerge, les bras tendus. La fillette serre Hélène dans ses bras et tandis qu’Hélène ferme les yeux, et se laisse aller, sans résistance, l’enfant l’entraîne, avec elle, dans les eaux noires du lac.
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