AVIDE-19 : La flamme morte

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux, comme dans le ventre de ma mère. la chaleur parcourant mon corps, le frisson de l'inconnu, l'attente permanente et la dépendance à autrui, à ses réactions et ses envies, le mystère... Rassurez-vous je ne suis pas Kirikou, juste un adulte nerveux en plein premier rencard avec la fille de ses rêves. Je pourrais prendre pour excuse la canicule ambiante dans cette ville de Douala, située en plein cœur du domaine équatorial du golfe de guinée, ou encore prétexter que c'était le piment très fort dans lequel j'imbibais mes brochettes de viande, spécialité de Hortarien - le célèbre boucher-grilleur -, qui étaient la cause des auréoles sous mes bras, mais ce serait mentir, ce que je ne ferais pas tout au long de ce récit. Nous étions finalement arrivé à ce stade de la conversation où l'un des deux doit se jeter à l'eau en espérant que l'autre l'en extirpe. je suis mauvais nageur. Elle le sait et pourtant décide que je serais son sauveteur avant que j'aie le temps de placer un mot. Le reste de la journée se passa sans encombre, si on peut le formuler ainsi, compte tenu du contexte actuel.

Harold, Médecin urgentiste, 28 ans. Vous pouvez lire ceci sur mon badge si vous êtes admis aux urgences de l’hôpital général de Douala. D'ailleurs il y' a de fortes chances que vous le voyez, ces jours-ci si vous ne restez pas chez vous. C'est l'une des recommandations pour éviter la propagation de la pandémie mondiale qui nous touche depuis plus d'un mois, hautement contagieuse bien que peu mortelle si on en croit les statistiques. L'on pourrait aisément faire une conjecture en prenant en compte le nombre de décès dans mon lieu de service, ce qui permettrait sans doute de rassurer tout le monde, mais je n'en ferai rien, pour 2 raisons : la première étant, car la peur est bénéfique dans certains cas et la seconde, car il n'y a eu aucun mort dans cet hôpital depuis le début de l'arrivée du virus, pourtant nous avons eu le plus de cas malades enregistrés. Miracle divin ou pragmatisme scientifique, les athées et les religieux seraient tous dans l'erreur en essayant d'apporter une explication au phénomène. J'en connais la raison, mais je me garderais bien de vous la dire car si vous saviez, certains d'entre vous me traiteraient de fous et d'autres m'enfermeraient. J'ai décidé de l'écrire, en attendant de trouver la meilleure façon de l'annoncer. Cependant, même vous qui lisez ces lignes, n'êtes pas encore prêt à entendre cette vérité. Laissez-moi plutôt vous conter comment tout ceci a commencé.

Janvier 2035, le virus est finalement arrivé au Cameroun, à travers 2 passagers du vol A180 en provenance de la France avec pour destination finale, la ville de Yaoundé. 3 mois plus tôt, la chine déclarait qu'un nouveau virus très contagieux avait fait son apparition dans la ville de Wuhan. Un simple contact humain suffisait à faire voyager le virus d'un corps à l'autre. Si le patient n'était pas traité dans les 24 heures, il développait une forme de cécité aussi rare que subite le plongeant ainsi dans le noir, accompagné d'un appétit vorace incontrôlable. Une semaine après sa transformation, le patient zéro cessa de s'alimenter, son corps rejetant systématiquement tous les nutriments qu'on pouvait lui injecter . Les médecins ne comprenant pas la situation décidèrent de l'envoyer dans un hôpital mieux équipé. Rétrospectivement, c'est sans doute la première erreur qui a été faite. Le véhicule transportant le patient eut un accident inexpliqué et ce dernier n'a pas été retrouvé. Deux mois après cet incident, les trois quarts de la Chine étaient infectés et l'humanité vécut la période la plus sombre de son histoire.


"Alpha à base, Alpha à base, nous avons besoin de renforts", ce sont les mots que nous avons tous entendus à la télévision. Ces mots étant les derniers d'un militaire présent sur le champ de bataille qu'était devenu la ville de wuhan. Des hordes d'êtres humains à l'aspect difforme pourchassaient des personnes bien portantes et les mettaient en pièces avant de les dévorer. L'armée était déscendue sur place pour aider la population et avait été contrainte d'ouvrir le feu sur les personnes infectées. Cependant, arrivée trop tard, elle a été submergée par le nombre trop important de ce que nous appellerons par la suite, les "black eyed" en raison de leur cécité et de la couleur de leurs yeux. Les black eyed avaient désormais envahi la chine, réduisant la population saine à moins de 200 millions d'habitants et la population saine mondiale de moitié. Le facteur déterminant dans le développement rapide de la contagion fût le cloisonnement de l'information par les différents gouvernements plongeant ainsi l'opinion publique et les organismes internationaux dans le noir. Lorsqu'ils ouvrirent les yeux sur la situation, il était d'ores et déjà impossible de revenir en arrière.

Je me suis longtemps posé la question au vu des récents évènements si c’était une bonne idée de démarrer une histoire d’amour dans ces conditions. Le monde est devenu complètement noir, et cauchemardesque ne laissant place qu'a la désolation et la rancœur. Comment aller au bout d'une telle relation? Qui voudrait élever un enfant dans un tel monde ? Que pourrais-je bien lui dire pour justifier cet acte horrible et égoïste de lui donner la vie sur une terre vouée à l’extinction ? Toutefois, est-ce plus égoïste de faire des enfants, ou le serait-ce encore plus de ne pas en faire ? Peut-être est-ce moi qui suis plongé dans le noir. Ces idées macabres et ce questionnement perpétuel obscurcissent-ils mon jugement ? Devrais-je juste fermer les yeux sur tout ce qui m'entoure et vivre à l'instinct ? M'abandonner complètement et sans réserve au ballottement du destin, subir constamment ses affres et adopter une posture réactionnaire ? Henriette m'extirpa de mes démons en posant une main sur mon visage et me demanda :
- "où étais-tu ?".
- "Je ne sais pas, mais avec tout ce monde qui s'effondre autour de nous, cet instant avec toi est le seul endroit où je veux être", retorquai-je.
Nous nous enlaçâmes jusqu'au matin, dans une étreinte qui sembla durer une éternité. En sortant de chez moi le lendemain matin pour aller à l'hôpital, je fis un crochet à son lieu de travail pour l’y déposer.

Le patient me tendit ses mains, l'air étonné par ma requête, qui je l'avoue était à l'opposé des préceptes qu'on m'avait enseignés à l'école de médecine. Lorsque nos deux mains se touchèrent, je me mis à réciter le mantra appris de mon arrière-grand-mère juste avant sa mort, sous le regard sceptique d’ Happolinaire, mon nouveau patient. Une énergie surnaturelle me traversait le corps, je ressentais à la fois une sensation de picotement et de grande fatigue, dont le point culminant me fit presque m'évanouir. Quelques jours plus tard, il regagnait son domicile, complètement remis du virus qui avait pris possession de son corps. Comme la majorité des autres patients il était dubitatif quant à la raison de sa guérison. Était-ce la mixture à la fois amère et insipide à base de feuilles et d'écorces en provenance de mon village que je lui avais préparé et fais boire, ou le rituel qui l'avait sauvé ? Je ne saurai répondre précisément à ces questions, surtout que je ne me suis jamais risqué à faire l'un sans l'autre, refusant de désobéir aux recommandations de mon aïeule. Même pas pour la science. Une troisième hypothèse tout aussi plausible commençait à me tarauder l'esprit : dans les autres hôpitaux du pays, les taux de mortalité étaient relativement bas comparés au reste du monde. Sommes-nous immunisés naturellement dû à un quelconque facteur géographique, environnemental ou culturel ? Quoi qu’il en soit, je ne baisserai pas les bras et continuerai de sauver le maximum de vie. La question qui restera en suspens c'est : pourquoi je me limite à sauver les patients autour de moi quand je pourrais sauver le monde ?