Au Ranquet

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Baruleuse

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Mon grand-père portait un maillot de bain en laine. Il était tricoté « serré » pour ne pas se déformer en prenant l'eau. Une large ceinture de cuir le retenait à sa taille. La boucle en fer inoxydable résistait bien aux immersions répétées. J'avais huit ans. J'observais mon plongeur préféré. Pépé était mon Neptune. Son large torse respirait la force et la santé. Sa peau tannée réclamait sans cesse le grand air et le soleil, tout comme celle d'un reptile. Une touffe épaisse de cheveux blancs le protégeait des insolations en lui servant de casquette. Toute la fortune de mon grand-père consistait en une barque blanche et rouge, un tuba, des palmes bleu ciel et un banal masque de plongée. C'était son trésor. Le tuba noir était surmonté d'une petite cage dans laquelle flottait une balle de ping-pong orange. Je n'ai jamais compris à quoi pouvait servir cette balle. Je ne posais pas de questions. Je regardais.

Pépé me faisait grimper dans la barque. Elle était assoupie sur le bord de l'étang, couchée sur le flanc. On la dérangeait pendant sa sieste. Cette barque était une personne. Tous les soirs, mon grand-père la rentrait dans le minuscule cabanon où il vivait. C'était elle qui possédait la plus grande chambre. En ce temps-là, le Ranquet ressemblait à une favela. De petites constructions rudimentaires s'empilaient le long d'une colline. Pas d'eau courante, pas d'électricité. Beaucoup de tôles ondulées et de gens humbles. Le cabanon de Pépé bordait l'étang. La barque n'avait que deux mètres à parcourir pour déposer sa croupe sur les flots. Je me hissais dans l'embarcation non sans appréhension. Le tangage du petit bateau au moment de s'y installer me signalait que j'avais déjà quitté la terre. Je m'asseyais sur le banc en m'agrippant à bâbord et à tribord, d'un seul écart de mes bras, les deux pieds joints pataugeant dans une vieille eau stagnante. Mon cœur battait toujours lorsque le grand-père me rejoignait, sautant sans précaution dans le bateau. Le violent déséquilibre qui s'en suivait me donnait l'impression de chavirer. Mais la barque finissait toujours par retrouver son calme et moi, le mien. Le vieux moteur se faisait systématiquement prier pour démarrer. Il fallait plusieurs fois tirer fermement sur la cordelette pour qu'il crachote, pétarade puis consente à sortir de son arythmie. Un nuage de fumée grise, capable d'asphyxier n'importe quel asthmatique, indiquait le début de notre épopée. Au tintamarre du moteur, les mouettes comateuses se propulsaient dans les airs, couinantes d'indignation. Elles nous devançaient vers l'horizon.

Le Pépé ne parlait pas. Il tenait l'indomptable gouvernail dans sa pogne puissante, le regard fixé sur le lointain. Ce capitaine de coquille de noix avait fière allure et je l'aimais.

Comme un vieux cheval blasé, le petit rafiot connaissait par cœur sa position de pèche. Après quelques encablures de navigation, il s'y arrêtait presque de lui-même. Nous nous tenions au milieu de nulle part. Le cabanon de mon grand-père avait fondu dans les rayons du soleil et la côte n'était plus qu'un trait d'encre de Chine. L'eau était devenue huile. Grasse et mauve, elle dissimulait ses profondeurs dans des reflets de ciel. Pépé se levait soudain, droit comme un mât. Il enfilait son masque et son tuba, ses palmes turquoise, empoignait sa nasse rouillée et, sans presque un regard, plongeait, vertical, dans l'acier frissonnant de l'étang. Encore une fois, la barque s'ébrouait et je voyais disparaître le corps ondulant de mon papi dans la cécité des fonds. La balle de ping-pong orange finissait elle aussi par s'éteindre. Je restais seule au monde, prisonnière de la barque rouge et du gigantisme de l'étang. Je n'osais plus respirer, faisant écho à l'apnée de mon grand-père. Combien de temps restait-il sous l'eau ? Il me semblait que cela durait des heures. Je cuisais en plein cagnard, encerclée de réverbérations. Petite fille abandonnée dans la forêt liquide de Berre. L'étang me tenait dans sa main ouverte. J'imaginais des scénarios affolants. Mon grand-père ne referait plus jamais surface, gobé par un monstre marin encore inconnu, ou bien ses poumons déchiquetés par le manque d'oxygène, épluchés comme de vulgaires artichauts. Je dériverais éternellement, incapable de manipuler le vieux moteur capricieux ou les lourdes rames, deux fois plus grandes que moi. J'avais alors envie de pleurer et de rajouter mes larmes d'enfant à l'immensité de l'étang.

Mais, bientôt, mille bulles effervescentes, remontées lentement du cloaque, éclataient, éphémères, à la surface lisse. Elles signalaient la réapparition du grand-père et la fin de mes cauchemars. D'entre les eaux épaisses et sombres, je distinguais une délicate lueur orangée tractant le corps tout entier ondoyant de mon cher pécheur.

Pépé surgissait, tel le dieu des océans, brandissant, victorieux, au bout de son bras ruisselant, sa nasse remplie d'anguilles. Je restais bouche bée, heureuse de retrouver mon héros. Nous avions, encore une fois, échappé à la mort, comme deux vieux pirates indestructibles. Pépé hissait encore une fois son grand corps de dauphin dans la barque pendulaire. Il renversait sa pêche dégoulinante au fond de l'embarcation et je criais d'effroi, levant les jambes pour échapper aux anguilles visqueuses et grouillantes.

Nous débarquions au Ranquet à l'heure fraîche et sacrée de l'apéro. Les voisins interpellaient les voisins et les tables se dressaient, humbles mais joyeuses. Devant les cabanons, les verres claquaient de convivialité et de pastis.

Pépé finissait de faire mourir ses anguilles pour vite les cuisiner et les partager avec ses amis. La barque rouge et blanche regagnait enfin sa chambre pour pouvoir y dormir tout son soul.

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