Au large d'hier...

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Mais qui à nos âges, peut affirmer voir clair ?

Jusqu’à maintenant, je cultivais l’arrogance de croire limpide ma vision du monde. À peine vingt ans et déjà l’expérience de sept milliards d’êtres humains. J’avais l’illusion naïve qu’un vague savoir et des mots doux, me conduiraient partout. Sur de maigres connaissances, j’avais bâti ma vie. Le soir je me rappelais, mélancolique, mon enfance bercée dans les bras de ma mère. Je me remémorais cette jeunesse d’hier, vestige d’aujourd’hui. À peine vingt ans, et déjà, mon envol prévu pour demain.

Je pris le large un matin de septembre, avec pour seul bagage, mon diplôme en poche, glissé entre deux clopes. J’avais dans le coeur, une adrénaline semblable à celle ressentie avant un saut en parachute, la même qu’on éprouve lors d’un premier baiser. Ce jour-là, il me fallut à peine une heure pour atteindre le Quai de la Gare. Une heure, pour me noyer entre ses centaines de voies et ses milliers de passagers prêts à trouver la leur. Des âmes si fières aux paroles si humbles... Quand face au panneau d’affichage, ils se vantent de lire en quelques destinations le synonyme de leur avenir, moi, je ne vois qu’inscriptions illisibles. À les écouter, un numéro demeurait la clef du succès. Le chemin de la réussite. Le 2707. Des numéros, il y en avait plein, celui-là, ça n’était pas le mien. Mais qu’à cela ne tienne, j’y montrai. Au final, peu importe le train au départ, le tout était de ne pas avoir de retard.

À peine embarqué, je rencontrai Alice. Alice, n’était pas la créature mystérieuse et douce qu’on s’imagine à l’énoncé de son nom. Mais Alice avait un charme fou. Accoudée sur le rebord d’une des fenêtres du wagon bar, un verre à la main, elle observait le monde admirer le défilé des paysages. Jamais Alice ne regardait vers l’extérieur. Le vrai spectacle, disait-elle, lui était offert par ces moutons agglutinés contre une vitre prête à céder. De ces bêtes, j’en étais. Toujours je définissais mes trajets au son de la meute, par peur de finir brebis galeuse. Mais aujourd’hui, il en serait autrement.
Arrêt de l’Olympe, je descendis enfin. Soleil haut dans le ciel. Midi tapante, heure de pointe au creux de la houle. Des voyageurs bien habillés pénètrent dans le train sans billet. Des vagabonds, eux, se bousculent pour s’agripper aux derniers wagons. Sur le quai, seul, je fais mes adieux à Alice. Son train démarre. Un numéro au loin s’approche, le 6513. C’est le mien. Arrêt court, je rentre. Au centre du couloir comble, un siège m’attend, vide. Je m’y installe. À ma place, en première classe, je soupire enfin. Pour moi, il n’était pas encore trop tard.

Plongé au coeur de mes pensées, je n’avais pas fait attention à la petite dame assise en face à moi. Elle s’appelait Geneviève. Geneviève était vieille. À première vue, c’est ce qui la caractérisait. Dans ses mains, on pouvait lire la jeunesse d’un temps passé. Sa peau, pâle de ne plus voir le soleil, traduisait les morosités de la vieillesse. Elle avait commencé ses études à l’âge de 65 ans quand le nouveau directeur, après un demi-siècle de bons et loyaux services dans l’entreprise, l’avait mise à la retraite. Quelle ironie pour cette femme si savante d’avoir, au fond, toujours voulu devenir sachante... À l’aube de ses 75 ans, Geneviève perdit la vue mais elle garda la lumière à tous les étages. Avec, elle continua d’éclairer tous ceux qui demeuraient dans le noir. Tous y comprit moi. Geneviève était la canne dont nous avions besoin pour nous former à la vie. Et lorsqu’elle partit, l’on avait d’elle tant appris que seuls nos yeux embués nous empêchèrent de voir clair.

Depuis, je n’ai pas changé de train. Je pense avoir trouvé ma voie. J’ai rencontré beaucoup de gens, certains sont toujours avec moi, d’autres ont changé de rames. Je continue d’apprendre à leurs côtés. Encore jeune, j’aspire sur mon chemin, qui sait, au détour d’un arrêt, à devenir l’Alice ou la Geneviève de quelqu’un.

En espérant que la route soit la plus longue possible...