Au-delà

“Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux”, se dit-elle subitement.
C’était difficile à estimer. Plus rien ne semblait bouger autour d’elle. Elle tenta de révulser ses yeux puis d’ouvrir ses paupières. Aucun changement notable. Elle se mit à secouer sa main mais elle ne sentait plus rien. Elle avait l’impression qu’elle avait applaudi trop longtemps dans l’obscurité d’un concert. C’était désagréable. Elle ne savait pas si elle était allongée ou debout, éveillée ou endormie.
Dans un entre-deux.
Elle étira ses bras. Mais... il y avait un coin où s’agripper. Elle se hissa ou se traîna (elle était bien incapable de trancher) jusqu’à l’aspérité.
Et là, elle tomba, telle Alice dans le terrier du lapin.
Sa chute se solda d’un rebond sans douleur et elle glissa sur le ventre telle un pingouin, jusqu’à ce que sa tête s’enfonce dans du sable. Un petit monticule s’était formé devant son nez mais elle n’en était pas incommodée.
Elle n’était plus dans le noir désormais, une lumière blafarde dont elle ne pouvait déterminer l’origine jetait des ombres étranges devant elle. Au moins, elle voyait quelque chose.
Elle se leva et avança prudemment son pied sur le sable lisse, ni chaud ni froid, qui s'étendait devant elle. Elle y laissa l'empreinte de son pied nu. Les grains s'infiltrèrent entre ses orteils mais cela ne provoqua chez elle aucune sensation. Son pied était comme anesthésié. Marcher sur le sable ne lui avait jamais paru aussi fade. Elle leva enfin la tête. Perdue dans la contemplation de son pied, elle n'avait pas encore observé ce qui l'entourait. Devant elle, le petit chemin sablonneux sur lequel elle se trouvait s'étendait à perte de vue, encadré par de grandes lignes verticales qui s'élançaient vers un ciel qu'elle ne parvenait pas à distinguer. Des arbres. Leur feuillage, dense et sombre, semblait impénétrable. Impossible de voir au travers. Sa vision latérale était complètement annihilée. Derrière elle, le schéma semblait se reproduire : la piste de sable, vierge de toute empreinte, s'étalait en ligne droite, bordée de minuscules buissons de feuilles rondes d'un vert sombre collés les uns aux autres.
Feuillage épais, arbres très hauts.
Elle tendit l'oreille, à l'écoute d'une présence. Le silence était total. Si absolu qu'elle entendait le bruit de son oreille et de son coeur dont les battements commençaient à s'accélérer.
Elle avança sur le sentier. Elle n'avait plus peur bizarrement. Bien au contraire. Une sérénité surprenante, un apaisement semblaient l'envahir au fur et à mesure que ses empreintes s'imprimaient sur le sable jusqu'alors impeccablement lisse. Rien ne semblait avoir ne serait-ce qu'effleurer le sable. Aucune trace de vie autour d'elle non plus. Juste des lignes verticales qui s'élançaient vers le haut et cette ligne droite horizontale infinie. Un véritable repère orthonormé naturel. Tout semblait empreint d'une discipline parfaite : pas une branche ne dépassait, pas la moindre petite feuille jaunie ne venait ternir l'harmonie sobre de l'endroit. Seul le chemin traversait la densité forestière.
Elle continua à avancer et aperçut enfin au loin un changement de perspective : les arbres semblaient s'entremêler au-dessus du chemin. Ce bouleversement semblait lointain mais attisa sa curiosité, si bien qu'elle finit par se mettre à courir pour converger vers ce point de rupture de la symétrie. Elle constatait que ses poumons se remplissaient d'air, son nez lui faisait presque mal lorsqu'elle inspirait. C'était une douleur peu intense qui irradiait ses narines et sa cloison nasale, si peu intense qu’elle se demandait si elle ne l’imaginait pas. Elle regardait toujours le sol lorsqu'elle courait. L'alternance mécanique de ses cuisses. Droite, gauche, droite, gauche. Elle accompagnait ce mouvement bien rodé de ses bras. Chaque nouvelle foulée était le fruit d'un nouvel élan. Avec la vitesse, les arbres qui l'entouraient se transformaient en un couloir obscur et oppressant. La piste beige lui indiquait la direction à suivre. Les lignes verticales se transformèrent peu à peu en arcs admirables surplombant le chemin. Au-dessus de cette courbe de branches entremêlées, un gigantesque corbeau noir. Il était au moins trois fois plus gros qu'elle et semblait vouloir lui parler. Il attendait, le bec entrouvert, qu'elle soit à sa portée pour lui adresser la parole. Dès qu'elle fut sous les branches qui le portaient, le corbeau commença :
"Tu es enfin arrivée. Bienvenue. Sais-tu pourquoi tu es là ?"
Elle lui expliqua d'une voix sûre et claire :
"Je pense que oui. Je suis morte aujourd'hui. Et me voilà devant vous, dans l'état transitoire qui suit la mort. Je n'imaginais pas cela mais je pense que j'en suis là.
— Tu as raison. Tu es morte ce matin."
Un blanc.
"Crois-tu au paradis et à l'enfer ?", demanda enfin le corbeau.
" Non. Je ne suis pas croyante. Je n'ai pas de religion. Je suis morte. Tout ce que j'ai traversé depuis ma mort jusqu'à présent exprime une neutralité totale. Tout m'a semblé fade. Je n'ai éprouvé aucune sensation. Mes sens ne semblent plus convoqués. C'est comme si mon enveloppe corporelle ne ressentait plus rien, comme si mes terminaisons nerveuses étaient annihilées. Ce qui m’entoure, je le vois, mais il n'y a que du silence, aucune identité, aucune vie ne se dégage. Je pourrais être là, je pourrais être ailleurs. J'ai l'impression d'être partout et nulle part à la fois. Il n'y a pas d'odeur, ma vision est réduite et vouée à se heurter à une géométrie maladive. Je n'ai pas l'impression d'être morte et en même temps, je ne ressens plus rien. Tout ce qui fait que je me sens en vie n'est plus. Pourtant je peux voir mes doigts bouger, mes jambes marcher, mes orteils s'agiter. Je sais que je maîtrise mes mouvements, que mon corps m'obéit. Mais je ne sais pas où je suis. J'ai l'impression d'être un mollusque qui gesticule au bout d'un fil de pêche tendu par mon propre poids, au-dessus d'une étendue d'eau lisse s'étendant à perte de vue. Je ne sais pas où je suis mais je me vois toute petite.
Il n'y a que vous qui me paraissez familier dans tout ça. Je vous ai vu plusieurs fois dans mes rêves. Mais ce n'était pas vraiment comme ça. Comme maintenant, je n'étais nulle part, perdue au milieu d'un brouillard épais. Et, au milieu de ce rien de blanc, vous étiez là, sur une branche esseulée et noueuse, au-dessus de moi, déjà aussi grand et impressionnant.
J'ai souvent rêvé de vous. Mais je ne suis jamais parvenue à aller au-delà de ce moment. Celui que nous sommes en train de vivre. C'est-à-dire que dès que vous commenciez à me parler, j'étais terrorisée et me réveillais en sursaut. Je n'arrivais jamais à me rendormir après. J'avais l'impression d'avoir vu la mort."
Le corbeau fixa alors ses yeux noirs et perçants sur elle :
"Tu es sûre que tu veux connaître la suite?
— Je n'ai pas le choix, si ?"
Le corbeau se mit à rire. Tout soudain s'effaça.
Et il n'y eut plus rien.
Un noir.