Au bout du couloir

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La nuit lèche déjà les toits pentus des vieilles maisons au-dehors. Dedans, les oiseaux bleus s'entrecroisent en arabesques exubérantes et familières sur le papier peint jauni des murs.
À la lueur orangée de la lampe, l'enfant lit. Elle lit de ses tout petits yeux et tourne de ses toutes petites mains des pages et des pages, qu'elle absorbe avidement dans la tiédeur ouatée de ce lit, de cette chambre, de cette ville rose où son enfance retrouve chaque fois ce goût chaud et sucré trop tôt oublié. Son petit frère dort près d'elle, agité et solitaire. L'enfant patiente, sereine et réchauffée par ce qui l'attend.
Elle va bientôt venir.
En attendant, les pages se tournent, la lampe grésille, et la noirceur du ciel engloutit les toits dehors comme un gentil monstre gourmand. L'enfant aime ce frisson qui la parcourt, car elle sait que cette fois-ci, ça ne durera pas longtemps, et que ça finira bien.
Elle va bientôt venir.

À l'autre bout du couloir, Nicky range sa cuisine. Elle est fatiguée, ça a été une longue journée. Mais ses petits-enfants sont là, et elle les voit rarement. Ce n'est pas tous les jours qu'elle se sent utile et chérie.
Elle range précautionneusement les plats en terre cuite dans le grand placard de bois peint, comme elle l'a toujours fait, et depuis si longtemps. Elle revoit, le cœur dilaté, d'innombrables autres occasions où elle a eu à remettre de l'ordre dans cette cuisine après un repas de famille. Loulou est encore partout dans l'appartement. L'odeur de sa pipe est imprégnée dans la toile des murs, la trompette d'Armstrong résonne encore autour de la méridienne, près de la bibliothèque. Elle pense à leurs enfants, si résolument engagés dans leurs vies respectives et lointaines. Elle pense à sa fille aînée, celle qui l'inquiète le plus. Ce sont ses enfants qui attendent maintenant sous les draps au bout du couloir. Elle reviendra les chercher quand les choses seront apaisées, quand tout sera rentré dans l'ordre. C'est ce qu'elle a dit.
Ça a vraiment été une longue journée.

L'enfant referme son livre et le pose sur la petite table de bois. Le monde extérieur a disparu de l'autre côté de la fenêtre, et sur les murs, les oiseaux bleus entament une danse inquiétante. Ils sont trop nombreux, et racontent trop de débuts d'histoires sur lesquels des cauchemars pourraient prendre racine. Le petit frère endormi s'est retourné vers la lampe et semble apaisé, maintenant.
Il faudrait qu'elle vienne, il est temps.
Au bout du couloir, le bruit familier se fait enfin entendre, lancinant, merveilleux. L'un après l'autre, les talons se posent mollement sur le lino en damier souple, en deux notes régulières dont l'une est invariablement plus sourde que l'autre : « Tic... toc... tic... toc... » Ça se rapproche doucement. La forme floue se précise peu à peu derrière la vitre bosselée de la porte, et les contours de Nicky se dessinent enfin. La porte s'ouvre.
— Ça va, ma belette ?
— Oui, Mamou ! J'ai fini mon livre.
— C'est bien, ça ! Tu vas t'abîmer les yeux à lire avec cette lumière. Ton frère dort déjà ?
— Oui ! Tu fermes le volet ?
— Oui, c'est l'heure.
Nicky se retourne et s'avance vers la fenêtre en chaloupant entre les oiseaux bleus, soudain redevenus rassurants. Elle tire sur la courroie du vieux volet, qui doucement masque en grinçant l'ombre des toits pentus. Ses hanches sont larges et courbes. Ses boucles blondes et sans sève, soigneusement mises en pli et laquées, n'ont pas bougé depuis ce matin.
Elle revient vers le lit dans un sourire d'une infinie douceur.
— Bonne nuit ma belette.
— Bonne nuit Mamou !
La main froissée aux ongles bombés et vernis de Nicky entoure la tête de l'enfant. Sa joue poudrée se serre contre celle qui, pure et tiède, est déjà imprégnée de l'odeur des draps neufs. Un baiser au rouge à lèvres, et elle sort en refermant la porte dans un clin d'œil.

L'enfant s'emmitoufle et retient sa respiration pour ne rien rater de la dernière partie du rituel.
Les talons reprennent leur berceuse cadencée sur le linoléum : « Tic... toc... tic... toc... » La couronne de boucles fond déjà derrière la vitre bosselée de la porte, ses contours se délavent, la silhouette rapetisse lentement. Bientôt, elle n'est plus qu'un point qui disparaît, à mesure que meurt le claquement mat des talons.
Au bout du couloir, la lumière s'éteint. Il fait maintenant complètement noir dans la chambre où les oiseaux bleus ont été apprivoisés. L'enfant se laisse glisser dans un sommeil confiant, enveloppée par la certitude délicieuse que ce moment magique se reproduira le lendemain.

Nicky rejoint sa chambre à l'autre bout du couloir. Elle retire sa robe de chambre, la plie et la pose soigneusement sur la chaise tapissée de velours disposée près de son lit. Un regard indulgent dans le miroir, et elle se couche en entonnant un vieil air de jazz imprimé dans sa mémoire, songeant à ses petits-enfants pour lesquels elle éprouve tant de tendresse, et presque autant d'inquiétude.
En éteignant la lumière, elle croit voir comme tous les soirs l'ombre de Loulou se glisser sous les draps couverts de fleurs. Elle se remémore le temps où c'étaient leurs enfants à eux qui dormaient dans la chambre aux oiseaux bleus. Ça paraît si loin. C'est passé si vite.
Ses yeux se ferment sur ces souvenirs fragiles, et comme chaque soir, sa main enserre celle, absente, de l'homme qui n'est plus allongé à côté d'elle.

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