Atlantique

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux. J'espère qu'une lumière jaillisse sur mes ténèbres et m'emporte à mon abysse pour me ramener à la ligne de départ de ma course à l'abîme, afin que j'y renonce.
Nous naviguons dans un univers bleu comme une tâche noire dans un paysage azuré. Malgré le froid, le doute, l'incertitude, la peur, et l'estomac vide qui nous envahissent, on est tous convaincu d'avoir fait le bon choix d'être ici, sans la moindre gale d'un regret. Je n'ai rien en commun avec les autres voyageurs outre ce voyage vers un futur incertain avec pour seul bagage, la volonté de réussir. On est plus qu'il en devrait sur ce croque-mort ambulant. Le moindre mouvement peut faire chavirer le bateau, faut donc rester immobile au risque de finir ankylosé.
⁃ « Une fois en France, mes papiers en mains, je me trouverai un travail honnête, je payerai des impôts comme preuve de gratitude. Je serai un citoyen exemplaire et un voisin formidable. J'accorderai mon pardon aux racistes. J'enverrai de l'argent au village pour aider mes frères » dit Rahimi
⁃ « Moi aussi, je ferai comme toi mais j'aurai pas à envoyer de l'argent au pays car il ne me reste plus personne. La guerre m'a tout prit » répond Ahmed.
Je n'ai pu m'empêcher d’écouter. Ahmed était assis devant moi et Rahimi à sa gauche. C'était les seules qui osaient perturber la symphonie enivrante et relaxante de la mer majestueuse, paisible et turbulente, fascinante et dangereuse. Tous deux fuient leur pays et la guerre. J'ai très souvent vu à la télé l'atrocité que vivent ces gens dans leur pays. Alors je ne pus m'empêcher de penser, « comment font-ils pour rester du bon côté de la lumière ? » Il m'a fallu bien peu pour basculer du côté obscur et ça remonte juste à deux mois avant de les rejoindre à bord. Soyez sympa et rembobinons de deux mois dans le passé.
J’avais une vie normale où la tranquillité était presqu'une ligne droite. Jusqu'au jour où j'ai réalisé que je méritais mieux que ce que l'Afrique avait à m'offrir. Alors je devais m'en aller ailleurs par l’Atlantique. Parti à la recherche de mon eldorado, je me suis retrouvé à contempler et à subir la monstruosité humaine.
D'abord ce pickup rouge déteint par le soleil dans le désert, une vingtaine d'hommes entassés à l'arrière comme des animaux, le soleil du dessert qui frappait nos dos de ses rayons solaires à plein fouet, l'animosité de ces hommes qui ont leur main sur la détente d’armes à feu et qui nous ont dépouillé de nos biens,... Ensuite, la Libye, ces camps où la sauvagerie à remplacer l'humanité des maîtres des lieux, la torture, le travail forcé, ces filles devenues objets sexuels,...
Toutes ces expériences ont fait ma conviction sur ce monde, l'homme ne mérite pas la terre. Je n'ai pas été surpris ou traumatisé par ces jours sombres, la télé s'en était déjà chargée. Subir ces atrocités m'a juste arraché mon humanité. Voilà pourquoi je n'arrive pas à m'assimiler la bonté, le sourire sur les visages de Rahimi et de son ami, prêts à pardonner l'aversion des racistes.
⁃ Hé tu vas le prendre ou pas ? me dit un homme armé.
Il me tendait la maigre pitance quotidienne qu'on nous donnait une fois par jour, un petit bout de pain. Il faut manger très peu pour rester léger. Je prends le pain et il continue sa distribution.
C'est la nuit. Le ciel porte sa plus belle robe. Des centaines d'étoiles, la pleine lune, c'est beau! Je pense, pourquoi suis-je là ? En même temps il n'est pas question que je retourne d'où je viens. Une voix féminine derrière moi m'arrache de mes pensées.
⁃ « Le seigneur est mon berger, je ne manquerai de rien. Sur des prés d'herbe fraîche, il me fait reposer. Il me mène vers les eaux... » dit la voix
J'ai arrêté d'écouter ces mots au risque de me retourner lui dire à cette personne : « pauvre croyante naïve, aucun berger digne de ce nom ne laisserait ses brebis égarés monter sur ce bateau », Dieu et sa paroles, quelle arnaque !
Dormir est une mort éphémère. C'est l'obscurité et le vide de ce qui n'existe pas. C'est le plus doux des poissons qui soient. Il estompe tous les autres poisons, le chagrin, l'ennui, la douleur, la solitude, la colère, etc. Le doux sommeil dans lequel j'étais plongé est subitement devenu un cauchemar, mon cœur bat plus vite que jamais, j'ai l'impression de tomber dans le vide. J'ai peur. Je me suis réveillé et d'un coup ça m'est revenu, tout est à cause d'un brut très fort. Il m'est familier et il vient d'un cauchemar devenu réalité. C'était le coup de feu d'une arme, j'en suis certain. La panique sur le bateau confirme. Le bateau menace de chavirer, chacun essaie de garder son calme du mieux qu'il arrive. À l'avant du bateau nos passeurs expliquent qu'on est trop à bord et qu'il va falloir que certains quittent le navire. Et c'est seulement maintenant qu'ils s'en rendent compte les imbéciles ? Ils ont embarqué le double du nombre de place de ce bateau.
⁃ « Est-ce qu'il y a des volontaires pour sauver les autres? » demanda un des hommes armés
Des volontaires ? Est-il vraiment sérieux? Ces humains ont embarqué dans ce périple dans l'Atlantique parce qu'ils veulent vivre, merde quoi !
⁃ « On va devoir choisir au hasard alors. Si vous êtes choisi ce n’est pas la peine de résister. Vous prendrez une balle au pire »
Normalement c'est là qu'on panique d'être choisi mais moi je n'ai pas peur d'être l'un des prochains élus pour l'Hadès. Je suis cynique face à tout ce qui m'entoure. A ce moment, ma vie est devenue une cause perdue. Ils ont choisi le premier homme. Il pleure à chaudes larmes comme un môme. Il refuse de sauter à l'eau. L'homme qui l'a choisi pointe son arme sur lui et tire sans aucune hésitation. C'est la panique mélangée à de l'effroi. Deux autres hommes balancent le corps à la mer. Un second candidat est choisi, lui saute à la mer avec un petit espoir de survie plutôt que de connaître la douleur du métal qui transperce la chaire. Et bientôt un quatrième, un cinquième. Ils avancent vers l'arrière du bateau où je me trouve. Je ne ressens toujours pas encore la peur. Et le septième, le huitième, certains ont résisté et protesté pour recevoir une balle. C'est sûrement les plus intelligents. Une balle, une souffrance brève, plutôt que la noyade, de l'eau dans les poumons, une longue et douloureuse agonie. Quatorze ont déjà abandonné le navire. Les hommes armés sont à mon niveau. Un d'eux dit :
⁃ « Plus qu'une dernière personne..., et ce sera toi. »
Il montre Rahimi du doigt. Non pas Rahimi. Jusqu'à ce moment-là j'étais resté indifférent face à ce spectacle cauchemardesque. Rahimi ne bouge pas, une larme coule sur sa joue gauche. Il est terrorisé.
⁃ « Un instant s'il vous plaît. Je suis volontaire. Je vais prendre sa place » dit une voix.
Cette voix m'est intime, c’est la mienne. Ai-je prononcé ces mots? Oui c'est bien moi. Nos passeurs avaient un regard de stupéfait, mes camarades de voyage étaient admiratifs, j'ai su remplacer la peur par le courage. Ce que je vois dans le regard de Rahimi est un bonheur mystiquement salvateur, c’est ma rédemption. Comme une évidence j'ai compris le pourquoi de mon sacrifice. J'ai compris que ces hommes armés et moi, ne méritons pas vivre sur terre. La terre appartient à des personnes comme Rahimi et Ahmed. Ils sont l'espoir, les ambassadeurs de ce monde que je cherchais. Le regard de Rahimi m'a rassuré, ça en vaut la peine de prendre sa place. Et qui sait, je continuerai de vivre peut-être pendant des siècles dans un livre qui raconte mon héroïsme. L'Atlantique portera peut-être mon nom pour ma bravoure et mon sacrifice. Je me suis retourné et j'ai sauté à l'eau sans hésitation. Tout est vide autour de moi. Je commence à la sentir venir à moi, la mort, bientôt je suis prêt. « Oh seigneur! Je te demande pardon». La lumière n'est plus là. Je suis seul avec elle, je marche vers la mort. Bientôt j'ai plus pied cher Atlantique. Je donnerais tout pour écouter une dernière fois Hotel California des Eagles.