Amour et je ne sais pas

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Je ne l’ai pas. Y suis-je arrivé ? Je ne sais plus. Un nuage, peut-être, ou en tout cas, quelqu’endroit confortable. A l’aise. Beaucoup plus confortable que ma vie d’habitude. Sans lieu, sans temps, que suis-je maintenant ? En cet instant même, ce pur instant ? Je ne vois rien, et pourtant...

Je revois. Je revois ce moment magique, ou plutôt je le recrée. Faut dire que je m’en souviens pas « vraiment », mais on m’en a parlé tant de fois que je le vois. C’est fou ça. Un bébé. Souvenirs vagues... téton, biberon, nin-nin. Couches. Premières dents de laits, kaplas, petit frère. C’est loin, tout ça, je me dis ; et pourtant, je le vois. Cela commence donc comme dans un rêve. Les idées sont brouillons, les actions cloutées par un voile — partialité de la mémoire. « Mémoire sélective », disent les grands, eux qui oublient tout ce qu’ils voudraient ne pas avoir fait, c’est-à-dire, tout ce qu’ils ont fait et qui ne correspond pas à l’image qu’ils se donnent d’eux-mêmes. C’est fou ça ! Moi, les images, à l’école, j’attendais qu’on m’en donne. Il fallait les gagner, c’était pas moi qui me les donnait tout seul. Dix bons points, une petite image ; dix petites images, une grande image ; cinq grandes images... un bonbon. Ca avait fait crier Papa et Maman, quand ils avaient su que la maîtresse, Madame Duchot, elle m’avait donné un bonbon. Heureusement que je leur avait pas dit pour la cantine.

Ensuite, il y a eu le déménagement. Quelle galère ! Huit ans, j’avais. Et là, changement de copains, de « bande », comme on disait pour avoir l’air dur. On est dur, à huit ans. Bon, là, l’école c’était de la rigolade. Pas parce que c’était simple, les leçons : parce que je me souviens que des récrés, et les récrés, c’était la rigolade. Au moins trois balles, droite-gauche, gauche-fond, entre-les-jambes, lobe, sur le préau NON ! Pas le préau ! En fait, les récrés, ça dépendait quand même beaucoup des balles qui étaient sur le préau ou dans nos pattes. La maîtresse, elle allait pas souvent sur le préau pour nous rendre nos balles, mais quand elle le faisait, tout le monde l’applaudissait. Ouais, tout le monde, même ceux qui jouaient pas trop au foot. D’ailleurs, eux, on leur disait que c’était des filles. Maintenant, je trouve ça très bête.

Collège : crise. A la maison : crise. Lycée : plutôt-crise. Club de volley, de tennis, de tennis-de-table (c’est ridicule, on peut dire ping pong, c’est bien plus drôle) : crise. Je suis pas comme les autres, comme eux, je peux pas rire si je suis pas comme eux. Pourtant, ils ont pas l’air si intelligents ou heureux. Ils jouent juste au même jeu que moi, et moi j’ai pas encore compris que c’est un jeu. Enfin, bien facile de dire ça maintenant. Il y a avait cette fille... Mathilde, je crois. Ou Mélanie. Bon, j’étais amoureux. C’est fou ça, je me souviens même plus du nom des filles dont j’étais amoureux. Par contre, mes fantasmes de l’époque, ils ont tous un nom. Natacha, Mathilde (celle-là, c’est sûr), Chloé. Audrey.

Là, j’ai 33 ans. Et je suis où déjà ? Quelle heure est-il ? Je vois rien là... Et je suis si bien... Ah oui, mes yeux, je peux ouvrir pour voir ? (Ca pourrait aussi bien être voir pour ouvrir...) Et puis non, pas maintenant...

Je revois encore. Replonge. Une histoire bien construite. Cohérente. Des études convenables, bonnes d’ailleurs, certains diront prestigieuses, mais je ne l’ai jamais vécu comme ça. Par ça, j’entends : comme on m’a dit que c’était. Et du même coup, j’ai pas vécu l’image que j’avais construite sur les images des autres. Des « autres-dit ». Je préfère dire « autre-dit », parce que e crois que dans « on-dit », je crois que je suis dedans. Par exemple, j’ai jamais vécu les orgies qu’on m’avait décrit à l’école supérieure. Et de ceux que je connais, ben, eux, ils l’ont pas vécu non plus. C’est fou, comme la vie se construit sur des mythes. Même le mythes des adultes, tiens. Encore un qui marche beaucoup. Ben ça je me souviens que quand j’étais petit, y’avait les grands et les petits, et les grands, c’est ceux qui arrivaient à te faire croire que eux, ils l'étaient, grands. D’ailleurs c’est souvent le même jeu pour l’autorité.

Donc, je reprends. Des études correctes. Consultant en management. Même après quelques années, je savais toujours pas ce que c’était. Ah, je me souviens, maintenant... 33 ans... Je m’appelle Lito. A l’envers, en verlan, ça fait o-lit. Au-lit. D’ailleurs on se foutait de moi parce que ça me correspond bien, Au-Lit. AH ! Bordel, merde !

J’ouvre les yeux. Une lumière. Devant moi, elle a pris peur. Ben ouais, c’est étrange un mec qui tombe dans les pommes à ce moment-là... Elle reprend... Je comprends qu’elle se soit inquiétée. Mais moi, rien qu’en la voyant, je serais le pommier lui-même qui tombe, qui perd tous ses fruits devant tant de grâce. Qui tombe en pomièson. Pesanteur des pommes devant grâce de femme. Cette femme. Voilà. Lito, amoureux. D’où le Au-lit, vous suivez ? Roseau pensant, pommier alité ? Mais elle, c’est pas seulement que je suis amoureux. C’est que je deviens littéralement fou quand on est ensemble. Et quand on fait l’amour — quand on foule la mer, comme on dit en contrepétrie — un truc sur lequel on se rassemble — et rassemble, ça fait ressamble, alors ça existe pas ressambler mais c’est marrant quand même —, ben je suis à la merci du monde.

Le monde me pénètre, ouais. Le monde devient moi, ou plutôt, moi n’est plus : il n’y a que la réalité. Qui me submerge. Torrent de couleurs, de vagues, de coraux, d’idéaux. Des vagues de couleurs, on surfe dessus. Je pourrais dire, aussi, dessous : sous l’eau, sous les vagues, bercés par les mouvements continus. Dans les flots, littéralement. C’est le fleuve qui nous flotte. Sur nous, sous nous, en nous, notre entour, notre englobant nous enflormille. Plus aucune différence dedans/dehors.

Quand on amoure, j’oublie la honte : la honte d’être un homme, la honte de voir ce qu’ils font, là, dehors, de voir comment ma petite existence privilégiée nargue sans même le vouloir les autres, la honte d’avoir participé à ça. La honte de ne pas être parfait, tant j’ai pu intégrer les codes moraux de mon temps, que les institutions m’ont transmises, qu’on m’a buriné dans le crâne et la chair, au point, parfois, de renier mes propres désirs, les seuls qui viennent de l’intérieur. Vous savez, cette petite voix, dans votre tête. Qui empêche, qui embrouille, qui dé-puissante l’action la plus innocente et vous transforme en un affreux con qui ré-fléchit. Réfléchir : fléchir deux fois. Double faiblesse. Céder d’abord à l’idée ; puis céder à l’idée que cette idée était à croire.

Tout s’en va : la honte, puis la peur. Honte, sorte de peur particulière, celle de pas être à la hauteur, de succomber à la moyenne, pire, d’être en-dessous de la moyenne ; quoi qu’il arrive : de se comparer à une norme, à un chiffre, à la glace du coquillage incapable d’agir par lui-même. Un cailloux. La peur me quitte alors, et je reviens encore dans le monde : je la vois se dandiner doucement, droite-gauche, je suis emmitouflé à l'intérieur. Petits seins flottants. Elle regarde tantôt mes yeux, tantôt au dessus. Vers le ciel. Drôle de geste. Même si Dieu est mort, on lève quand même les yeux là-haut quand on atteint le plus haut de soi, touché par grâce, qui n’est en fait que le niveau supérieur de la conscience impersonnelle : je ne suis pas au dessus de moi, je me suis envoyé en l’air, dans les aventures sans lieu ni époque. Elle, elle gémit, tranquillement. Petite mort, on appelle ça.

Bon, je fais le mec qui sait des trucs là. En vrai, je trouve ça fabuleux de vous écrire tout ça, ici, là. Mais maintenant que j’ai ouvert les yeux, j’ai pas que ça à foutre. Si la beauté du moment peut faire penser autant, c’est toujours plus intéressant d’y participer, non ? Et puis, je suis souvent ramené par mes sens ! Alors, quoi ? J'y retourne, bon séjour en amour !