Amnesia Nervosa

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L'écriture thérapeutique où le but avoué n'est pas tant de raconter des histoires que de se soulager de toutes celles qui envahissent le cerveau Une promenade au bord des mots, la niaiserie ... [+]

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Je suis amnésique.

Bonjour, je m'appelle Paul et je suis amnésique. Je ne dis pas ça pour excuser des petits trous de mémoire ou les légères maladresses de l'empreinte des choses. Non, la vraie perte instantanée des éléments temporels. L'immédiat disparaît dans un trou noir, le présent se faufile en robe de passé, se glisse incognito entre les mailles de mon souvenir.

Bonjour, je m'appelle Paul. J'ai une mémoire de poisson rouge et des bras à la place des nageoires. Je suis seul dans mon bocal. Lassés et devenus à moitié cinglés, mes amis sont tous partis en emportant le peu de confiance que j'avais encore en moi. Ou plutôt en cet ersatz de moi. J'aimerais vous avouer quelque chose qui me tient à cœur. Poser sur ce bout de papier les menottes de ma souffrance. Je suis amnésique.

Mais tout d'abord, il serait bienvenu en termes de politesse que je me présente. Je m'appelle Paul, ou Polo pour l'intime. Oui, j'ai perdu toutes mes connaissances sauf une qui résiste à mes insupportables répétitions « systémato-symptomatiques ». Il s'appelle Jack, il est amnésique comme moi. La dernière fois, je l'invite chez moi pour 14 heures. Boire un café et profiter de ma terrasse. Un peu avant que je ne sorte faire des courses au supermarché du coin, Jack se pointe chez moi à 14 heures précises. Je trouve ça gonflé de passer à l'improviste alors que je sortais ramasser des coquillages avec mon neveu sur la plage. Le temps était superbe, propice à une balade en forêt, sous l'ombrage délicat des grands chênes. Je me rappelle que Brice, le fils de ma tante, avait trouvé des girolles ou des étoiles de mer, je sais plus trop. En tout cas, je me rappelle des vagues qui grignotaient nos châteaux de sable entre les fougères, ramenant vers nous de jolies pommes de pin. Mon petit neveu Louis n'en revenait pas de la douceur des vagues sur ses mollets. Il éclaboussait d'écume son visage de petite fille malicieuse et riait des morsures du sel sur sa peau de rousse. Quelle belle matinée on a passée.

J'aimerais bien savoir qui m'a foutu une feuille blanche devant les yeux et m'a mis un stylo dans la main droite. J'étais persuadé d'être gaucher. Pourtant mon écriture est lisible. Je me relirai plus tard pour voir si je ne me suis pas répété et si tout est cohérent. Je sens poindre le bout d'un violent mal de crâne. Les mots doivent sortir pour me soulager.

J'aurais aimé être un bon gros pachyderme pour classer chaque souvenir dans un dossier épais comme la vie. Tout bien rangé dans des casiers, le cerveau n'a plus qu'à piocher...

Je sais que, parfois, vous vous levez de votre canapé pour aller chercher quelque chose dans la cuisine. Une fois le frigo ouvert, vous n'avez plus la moindre idée de ce que vous foutez là. Imaginez que moi, c'est comme ça partout et tout le temps. Parfois mon clavier d'ordinateur est en azerty alors que je suis persuadé de l'avoir quitté la veille en yrteaz. Je ne pense pas que mon médecin m'ait donné des médicaments pour cette maladie, ou alors, je n'ai aucune idée de l'endroit où j'ai pu les ranger. Je me souviens que mon médecin de famille, un bon ami, avait un peu paniqué en m'écoutant parler. Trois heures à lui raconter les moments les plus marquants de mon existence. C'est toujours plus facile de se confier à un parfait inconnu, on évite le refoulement et l'émotivité face à un possible jugement. Au bout de quinze bonnes minutes, la doctoresse a rajusté ses lunettes d'un air plein de gravité et m'a tendu une ordonnance pleine de gribouillis. Je me souviens lui avoir demandé si je devais prendre les comprimés sécables avant ou après les repas. Elle m'a répondu que le plus important, c'était de bien tamiser le sable pour que le château résiste aux assauts des vagues. Jack est entré dans la pièce et a glissé dans le soutien-gorge de la professionnelle de santé un billet de 20 dollars. Elle lui a souri en lâchant la barre, je suis sorti dévaliser la pharmacie.

Je m'appelle Polo et je sais plus vraiment si je suis amnésique ou juste cramé du bocal. J'ai dans le crâne un poisson rouge qui nage en rond à cause de la forme de sa prison.
J'ai besoin d'une clope. J'adore sentir mes poumons se gonfler de fumée et jouer avec la cendre. Brice, mon neveu, me demande toujours pourquoi je ne viens pas avec lui chasser des monstres dans son placard. Je lui réponds, pour excuser le fait que ça ne me passionne pas, que ses vêtements risquent de prendre feu avec ma clope au bec. Elle est adorable. C'est du bonheur d'avoir une nièce aussi souriante et patiente. Je peux lui demander toutes les cinq minutes comment elle s'appelle, elle me répond toujours avec la même bonne humeur, sans jamais s'énerver ou me traiter de débile.

Tiens, mes cachets étaient à côté de mon paquet de clopes. Je vais en prendre quelques-uns, j'aime bien les bleus, ils me font partir loin. Loin de ce que je suis en train de devenir. Un esprit vide dans un corps inconnu.

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