Ambroisine

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Ambroisine est une femme belle qui vit dans un village au parfum d'ambroisie et de fromage de chèvre. C'est la plus belle femme de ce pays de vent et de soleil. Elle vit au milieu de ses chats et de ses dentelles. Elle est de ce pays et y mourra, elle n'a jamais voulu vivre ailleurs, elle y mourra un soir de grand soleil et de petite tramontane, c'est écrit sur ses lèvres. Elle y mourra d'une mort légère comme un flocon de neige lorsque le ciel sera déjà redevenu bleu.

Ambroisine est fière de vivre là, « vivre et travailler au pays », elle n'a eu de cesse de le répéter à qui voulait l'entendre, c'était son credo. Nombreux au début, ils se firent plus rares au fil des années. Un matin de septembre, elle se retrouva seule avec son chat, ses dentelles, ses souvenirs et sa montagne. Tous, oui, tous étaient partis, même ses frères, pourtant si attachés au pays. Même eux fallait qu'ils aillent en ville, enfin tu parles d'une ville : un chantier à ciel ouvert et une église qui s'accroche à la vie, parce qu'un lieu saint, on n'y touche pas, c'était déjà ça...

Quand mourra Ambroisine, on la mettra dans ses dentelles et ainsi vêtue elle sera la plus belle pour aller au ciel, plus belle, encore plus belle que Delphine, et même que Séraphine, sa chère Séraphine qui, un soir de tempête, ne retrouva jamais le village. Ambroisine ne s'en remit pas. Sa chère enfant morte à deux pas de chez elle.

Quand mourra Ambroisine, qui la mettra dans ses dentelles puisqu'il ne reste plus âme qui vive à dix lieues à la ronde ? Elle a bien le temps, après tout, et puis de la ville ils finiront par se lasser, ils en reviendront, de leur vie moderne. Peut-être, sauf qu'en attendant il lui faut se battre toute seule, c'est pas le chat qui laboure le jardin... Elle n'a jamais été malade, alors, ça peut bien attendre... Possible, mais on n'a plus vingt ans... Enfin, elle a le temps.

Ambroisine se bat contre le temps qui passe et qui lui parle en sourdine. La ville embellit, s'agrandit, rajeunit, ses frères prospèrent et bâtissent, le souvenir chez eux n'a pas eu la vie longue, pas même une visite à Noël, ben non, c'en est fini des noëls comme avant, maintenant même les sapins sont en plastique, d'ailleurs tout est en plastique, même les sourires, même ces bonjours qui ne veulent rien dire.

Ambroisine a le temps, elle prend son temps, elle n'a pas le téléphone, les nouvelles sont comme des hirondelles, une fois l'an, mais alors là, c'est des tartines épaisses comme les briques, ça dure et on n'interrompt pas, enfin qui pourrait bien être interrompu, d'ailleurs ? Un jour, y'en a bien un qui reviendra, qui en aura assez du formica, de la fumée, du clinquant, peut-être le gars qui rêvait tout le temps et qui a trouvé une place à l'usine. Malgré tout, c'est qu'il était loin d'être sot le Robert, toujours la tête dans ses nuages, et le regard ailleurs, si lointain qu'il ignorait qu'on le regardait et qu'on aurait pu l'adopter, comme on adopte un chat, ça c'est à force de recueillir des chats, même les gens elle les adoptait.

Ambroisine est de ce pays, comme un lys blanc sur la neige. Elle y naquit, elle s'y endormira, seule au milieu des flocons, à deux pas du père Noël, là où s'endormit son enfant, un soir de tempête, un soir de décembre. Il paraît que certaines gens viennent réveillonner pas loin, entre deux promenades en luge, ils la trouveraient, c'est sûr, enfin ils s'en occuperaient peut-être, ils iraient chercher ses frères, enfin ça ferait des histoires. Elle qui avait vécu tranquille comme une fontaine et n'avait vécu qu'au milieu de ses souvenirs et de ses dentelles, ça collait pas.

Elle a le temps, enfin qu'elle croit, elle dentelle, elle soupire, elle ronronne avec le chat, elle se bat contre le temps qui mord son corps blanc sans voisine ni voisin, son corps blanc comme la neige qui est tombée tôt cette année. Mais ça ne veut pas dire que froid sera l'hiver, on a vu cela bien des fois, et parti en loup il finissait en mouton, en mouton de Panurge, comme tous ceux qui la laissaient vieillir toute seule et se chauffaient les pieds sans être allés au bois. Il y en a peu de coupé, Ambroisine, il va falloir y retourner, prendre sur soi, n'oublie pas ce qui est arrivé à l'Eugène, mort de froid car sans feu... Eugène avait cent ans, il serait mort quand même. Ambroisine a toujours eu réponse à tout, n'empêche qu'il lui faudra bien couper du bois pour garnir le poêle et la cheminée...

Ambroisine claudique, elle a mal quelquefois, elle qui aimait danser, enfin au temps jadis, à présent elle semble danser chaque fois qu'elle se déplace, elle danse à demi, elle danse à moitié, elle fait tout à moitié. Quelquefois il lui vient de sombres idées, à pas dire, à cacher bien au fond de soi et de son chagrin, car le chat lui conseille de patienter : qui lui raconterait des histoires à la veillée ?

Elle a décidé de patienter, d'attendre la fin du chat. Costaud comme il est, ce n'est pas pour demain, et puis ici l'air est pur, pas comme à la ville... Au fait, le Robert, s'il revenait mourir au pays, on ne sait jamais...
Alors, Ambroisine sort de sa torpeur, et ne claudique plus, elle attend un revenant.

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