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Amant double
Une copine d'adolescence a fini par vieillir. Elle a commencé par avoir le temps de parler avec sa mère. Ma copine avait encore la sienne, contrairement à moi, orpheline précoce. J'avais depuis longtemps oublié ce que signifie le mot de « ma » mère puisque je ne l'incarnais que pour mes enfants, et cela me donnait déjà pas mal de boulot. J'en sous-estimais donc l'implication.
La mère de ma copine, qui avait largement atteint le stade de la pleine vieillesse, était toujours très belle, portant ses 92 années avec élégance, rides incluses, telle une géographie de sa vie.
Elle savait aussi converser, sa carrière de prof de lettres l'avait peut-être aidée à attraper le goût du verbe. Ma copine appréciait sa convivialité et, chemin faisant, lors de visites à l'heure du thé, la libre parole s'est installée entre elles avec la curiosité des questions rarement posées, comme : pourquoi, comment, où (avec qui, parfois) m'as-tu conçue ?
À la veille du grand départ, on n'a plus rien à perdre, ni d'intérêt à emporter avec soi des secrets.
Ma copine, sans attendre ce stade de libération, m'avait d'ailleurs un jour raconté qu'à son premier enfant, elle ignorait quelle en serait la couleur, ayant batifolé – plutôt batifollé ! – un peu plus que d'habitude, comme l'époque et son joli printemps y incitaient, mais aussi pour être sûre d'arriver à concevoir sans passer par la méthode in vitro, qui ne fonctionnait pas encore.
Et voilà mère et fille devenues complices comme deux ados du lycée où l'une avait enseigné, l'autre avait étudié, la première relativement à peine plus âgée que la seconde à l'échelle de toute une vie.
Un beau soir, ce fut à sa mère de s'épancher.
— Tu te rappelles ce macho de Machin ? Ce professeur de flûte à bec qui faisait craquer les sixièmes ?
— Oui, oui... mais oui ! Comment faire autrement ? répondit ma copine brusquement titillée. Un bel homme ! Et un vrai séducteur... Il ne faisait pas seulement tourner la tête des élèves mais des profs aussi, si tu te souviens bien... voulut poursuivre ma copine, l'œil déjà embrumé.
Sa mère l'a carrément coupée, éperdue :
— Oui, je savais que c'était un homme à femmes, mais tu dois bien savoir, à ton âge, qu'on se croit toujours celle qui sera la femme de sa vie. Et puis, en vrai, je m'en foutais, puisque ton père m'avait quittée pour une plus jeune, alors figure-toi, que le jour de mes 55 ans...
Ma copine ne savait déjà plus où se mettre, mais comment interrompre sa mère ?
— ... il est entré dans la classe pour me souhaiter bon anniversaire. Cela m'a évidemment fait plaisir, j'en ai même un peu rougi, tu te rends compte... Cela ne m'était pas arrivé depuis... 30 ans ? Et il m'a proposé de boire un verre à la fin des cours, au café qui venait d'ouvrir, un peu en retrait en allant vers le métro. Je n'ai pas osé, pas su refuser. J'étais gênée mais, comme tu le sais, mon éducation catholique m'obligeait à la politesse, enfin, c'était un bon prétexte à l'acceptation – attention de bon aloi ! – et lui ai dit « oui ».
Nous nous sommes retrouvés dans ce bar à côté du petit hôtel de la gare, il n'y avait guère de monde à 16h, et cela m'a émoustillée. Machin, toujours sûr de lui, m'a pris par l'épaule, jasant aimablement comme à son habitude, et ne me voyant pas refuser – toujours mon éducation catholique –, il m'a embrassée. Là, j'ai perdu pieds en plus de la tête et me suis laissée aller. Tu vois la suite : nous sommes sortis pour aller à l'hôtel où j'ai passé l'heure la plus enflammée de ma vie.
Ma copine, elle, était coite, et un peu moite...
— J'ai tout oublié, pudeur, enfants, statut social, voisinage, courses à faire...Mon dieu, quel moment merveilleux ! Je me suis découvert un corps, des sensations qui m'ont submergée... Tu dois aussi avoir connu cela, ma chérie, je te le souhaite... Puis il m'a fallu revenir à la réalité, me rhabiller, me recoiffer, me culpabiliser... Non, en fait, ce n'est pas vrai, j'ai fait semblant et puis je me suis dit que la confession m'absoudrait et patati et patata. Nous nous sommes revus trois fois dans le même lieu, à la même heure, comme au début d'un rituel. J'ai compris qu'il était un peu fétichiste et attendait sans doute d'aller plus loin. L'année s'est achevée, il a été muté. Voilà, l'histoire s'est terminée.
Après un petit silence...
— Ma fille, ma jolie, cela t'est-il arrivé ?
Ma copine m'a dit avoir eu le souffle coupé. Et d'une voix brusquement enrouée, elle a dit :
— Oui, oui... moi aussi..., mais sans rien préciser.
Heureusement sa mère a repris :
— J'en suis heureuse pour toi. Finalement, la vie est faite de quelques instants magiques qui nous mettent hors de nous, hors du temps, de l'espace, de tout... Mais ma fille, tu restes ma chérie à jamais. Tu veux une goutte de whisky ?
Ma copine, qui ne boit jamais, a aussitôt acquiescé. Puis elle a embrassé sa mère, et s'est rendue chez elle par le chemin des écoliers, c'est-à-dire en prenant des rues au hasard, pour allonger le trajet, s'en remettre. Car, à ses soixante-dix ans, dans un café où nous nous rencontrions, elle m'a dit à son tour :
— Tu comprends, ce Machin a été mon amant. Pendant deux ans... un peu plus longtemps qu'avec ma mère ! C'est ma seule revanche : j'avais donc 35 ans, cela fait quand même 20 de moins que ma mère ! Lui en avait trente, avec un corps super sexy et je pensais qu'il m'avait choisie parmi dix mille... Quel amant ! Comment aurais-je imaginé qu'il puisse être celui de ma mère ? Tu es la seule à qui je l'ai dit.
J'ai pardonné ma mère, mais cela m'est resté longtemps en travers de la gorge... Il aimait trop les fell... les femmes...
Quelle histoire ! Je n'aurais jamais cru ma copine à ce point délurée, quant à sa mère... Alors je l'ai confortée dans un silence bienveillant, car il faut savoir être juste une oreille. Et préserver ce beau souvenir de sa mère, pour toujours aimer sa maman, même le temps passant, même si on a eu le même amant.
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Je vous invite à soutenir mon texte "dans la peau d'une autre" actuellement en concours :
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Imaginons un monde païen où leurs désirs seraient les nôtres ..! Sûr qu'elles et nous, s'épancherions dans d'infinies extases...Mmmh peut être pas si infinis, car" désir trop vite assouvi s'étiole" (Marcel Prout. liv56. verset112.alinéa5)...et nous sombrerions vite dans l'indigestion sexuelle, puis, qui sait ? l'impuissance.. :-(
Bref. Continuons comme cela.
Puissent toutes les femmes se sentirent coupables, ainsi nous continueront à les désirer.
La vie n'est pas si mal faite après tout.
Si le coeur vous en dit, j'ai un texte en lice : "Quand souffle la burle". Peut-être vous plaira-t-il!
https://short-edition.com/fr/oeuvre/tres-tres-court/achou-lamour-empoisonne