Amal

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Je m’accroupis mais peine à trouver l’équilibre tant le dernier choc fut violent.
J’ai pris pour habitude, à chaque bombardement, de croiser mes bras autour de mon ventre. Je veux protéger mon bébé, je ne veux pas qu’il ait peur des bruits qui retentissent tous les jours à Idleb. Alors, tentant de les couvrir, je lui parle, le rassure, lui chante des berceuses et je sais qu’il m’entend. Plutôt « elle » car je suis convaincue au plus profond de mon être que j’attends une fille. Je veux l’appeler « Amal » car c’est mon espoir, mon espoir au milieu de ce chaos. J’imagine déjà ses premiers rires résonner sous la tente que Issam, mon mari, a construit lors de notre arrivée ici dans ce camp de réfugiés. Je lui chuchote notre histoire...

Il y a douze ans, quand nous nous sommes mariés avec ton père, nous étions si heureux de débuter cette nouvelle vie. Nous nous sommes installés à Sakhour, un modeste quartier d’Alep et nous habitions un minuscule appartement.
Mais en 2012, après les premiers bombardements d'Alep, nous avons été contraints de fuir, fuir pour ne pas mourir. Après des milliers de kilomètres et plusieurs camps de réfugiés, nous sommes arrivés ici à Idleb.

Depuis huit ans, notre quotidien n’est que violence, sang et misère.
N’est-ce pas insensé de te mettre au monde dans de pareilles conditions ? Amal, tu n’as pas mérité cela, tu n’as rien demandé. N’est-ce pas criminel de t’accueillir dans un monde où l’humanité n'est qu'une illusion ? Oui, je me le demande bien : où est passée l’humanité ? Tous les yeux du Monde sont braqués sur nous sans que les bombes ne cessent pour autant. Des gens meurent chaque jour dans l’indifférence la plus totale. Nos vies ne valent-elles à ce point plus rien ? Ne sommes-nous que des statistiques dont ils parlent dans les médias internationaux avec de faux airs de pitié ? Mais ont-ils déjà pensé aux milliers de vies perdues derrière ces chiffres ? À ces pères, ces mères, ces enfants, ces maris, morts pour rien, au nom de qui ? Au nom de quoi ? Au nom d’une guerre d’égos.
Ils se font la guerre en sacrifiant nos vies car ils ont le pouvoir et les armes et nous n’avons rien, rien à part l’espoir et la foi en Dieu. L’humanité s’est envolée.
Le sang coule abondamment en Syrie et le Monde s’en est accommodé. Nous, on ne s’habituera pas à l’absence de nos êtres chers. Qui peut s’habituer aux bruits des bombardements, au froid et à la faim ? Qui peut s’habituer à dormir tous les jours la peur au ventre et le ventre vide ? Les plus chanceux ont pu quitter le pays mais les autres ?

Ma chère Amal, pardonne moi de ne pouvoir t’offrir que cette vie à Idleb et mon amour. Cette survie plutôt, car ici, nous ne vivons pas, nous survivons. Nous survivions avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête en priant tous les jours que ce ne soit pas notre dernier. Nous survivons en voyant le sang de nos proches morts asséché par terre mais ne dit-on pas que l’amour maternel peut tout combler ?

Tu feras tes premiers pas au milieu des débris, tu prononceras tes premiers mots entre deux bombardements mais tu riras. Je te promets que tu riras aux éclats. Ton rire sera un hymne à l’espoir. Mais vivrais-je assez longtemps pour te voir marcher, parler et rire ?
Tu découvriras le monde à travers le prisme de la violence mais ton âme sera pacifique, tu feras face à la haine aveugle mais tu ne seras habitée que par l’amour, les gens autour de toi pleureront mais toi, tu riras. Surtout, tu n’auras pas peur, tu affronteras cette vie avec courage et espoir et tu feras entendre ta voix.

J’entends Hana, habitant la tente à côté, pousser un hurlement de douleur «Ibrahim !!!!!!». Ibrahim c’est son mari. C’était son mari.
Amal, ne t’inquiète pas, Maman est là et tu ne dois pas avoir peur, tout ira bien. Tu vas naître très bientôt, tu grandiras, tu riras, tu joueras et tu iras à l’école.
Je continue de caresser mon ventre en sanglots. Amal, ton père est parti exactement comme Ibrahim, il y a deux semaines. Il était pourtant si heureux à l’idée de te tenir dans ses bras et t’attendais impatiemment. Quand nous étions encore à Sakhour, il me disait qu’il voulait acheter une balançoire pour y faire jouer notre futur bébé. Les bombes en ont décidé autrement et il est parti avant de pouvoir t'embrasser. Mais, crois-moi, nous t’avions tant désirée et nous y croyions jusqu’à ce que je tombe enceinte ici à Idleb. Tu es le fruit d’un amour sincère et cela, personne ne te l’ôtera.
Maintenant, il dort paisiblement dans un monde sans violence et il veille sur toi.

Les bombardements continuent et leurs bruits se rapprochent de plus en plus. Je caresse toujours mon ventre.
Amal, Maman est là et nous allons faire un long voyage. Papa nous attends, nous allons enfin être réunis tous les trois.
Tu vois la balançoire ? Amal, tu marcheras, tu riras, tu joueras et tu voleras si haut dans le ciel que plus aucune bombe ne pourra jamais t’atteindre.