Aïcha ou l'ombre d'un silence

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut être les deux. Car je baignais dans le noir-obscur d'une nuit sans clarté de la lune. Une nuit aux paupières lourdes dormant le dur sommeil qui porte mes espoirs à l'envers. Cette nuit portait sur ses ailes une vague d'interrogations qui noyait mes vaines certitudes dans le doute. Cette nuit, j'étais l'ombre d'un soleil muet portant son sexe à la bouche afin de proférer à la face cauteleuse du monde mon mal existentiel.

Je suis l'ombre de ce qui n'a jamais existé. Et j'ai vu dans chacune de mes larmes les plaies de mon âme parce que ce soir, il a taché mon soleil d'enfance. Il m'a violé avec un couteau à la main. En ces temps tempétueux de cris sanitaire due à la pandémie du Corona virus, il passait ses moments de confinement à se galéjer sur mon corps triste et sans joie.

Moi, je ne suis qu'un vase contenant la semence procréatrice de mon mari. Je suis le fruit d'une blessure et le souffle d'un trop long combat. Mon sourire édenté est un voile qui cache les peines de mon cœur. Mes épaules portent toutes les douleurs d'une vie avortée par un destin mort-né. Mes maigres doigts d'une fillette de quinze ans n'ont jamais connu la sieste. Je marche sans jamais entendre mes pas broyés par les traces de son passage.

Chaque nuit, ma dignité se fait huer dans cette sphère de traite négrière appelée le foyer. Il tatouait ma peau de cicatrices et imprimait mon corps de coups. Hélas, il n'y avait personne aux alentours lorsque je criais au secours. Après l'école, mon fils Serge avait peur de rentrer à la maison parce que son père me battait sans raison. Ce monde antipathique déshabillait chaque soir mes espoirs pour violer ma joie.

Je suis Aïcha, cette fillette qui a perdu son hymen pour pourvoir gagner sa vie. Je suis Aïcha, cette fillette que les soldats ont violé et mutilé pendant la guerre. Cette fillette que la société a nié le droit à l'éducation. Cette fillette excisée avec le poignard de l'immortalité dont l'avenir fut morcelé par l'esprit saint de l'impureté. Désormais, je ne suis que l'ombre d'un silence qui a transpercé les obscurités glauques de mes larmes muettes.

Encore ce soir, je me suis posé l'ultime question : Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Parce que mon mari, le vieux Abdoulaye haranguait des mots émiettés par la morale. Il répétait fort : « Si tu ouvres la bouche, je te mets dehors même s'il y a couvre-feu. Tu ne sers à rien. Tu es ma servante et rien de plus. Tes seuls rôles ne se limitent qu'au sexe et à la nourriture. Et apprête toi, tu vas satisfaire ma libido pendant des heures »

-- Pourquoi tu me fais cela? Je ne suis pas là pour le... Je n'eut même pas terminé ma phrase qu'une paire de gifle dandina sur ma tendre joue. C'était pareil à chaque fois, je n'avais pas le droit à la parole même quand il avait tort.

Mais ce soir, j'avoue que ces coups étaient plus violents. Il s'acharnait sur mon corps comme un loup affamé. J'étouffais. Mes forces me trahissaient et toutes les couleurs de mes yeux s'effaçaient. La fatigue m'inondait et j'attendais le dernier coup pour reprendre mon souffle quand inopinément mon fils poignarda son père avec une arme blanche. Mon mari saignait incessamment. Serge venait d'assassiner son père. Il ne supportait plus voir sa mère souffrir.

Je lui demandai avec des larmes qui perlaient le front de mes yeux « Pourquoi tu as poignardé ton père ? » Avec une voix chevrotante, il me dit « Maman, je voulais que ta souffrance prenne fin. Je voulais que papa respecte en toi celle qui l'avait porté à un moment de sa vie. » Après les mots de mon fils, je me suis dirigée vers le balcon et je me suis jetée du troisième étage pour ne pas avoir à supporter le regard de la société. Je me suis suicidée cette nuit parce que je ne supportais plus d'être une femme. Cela ressemblait à un péché.

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut être les deux.? Mes lecteurs, je crois que j'ai la réponse. En plus d'être dans le noir, j'ai les yeux fermés parce que je suis morte ce soir-là. Je ne suis que l'ombre qui ne voit que dans le noir. Vous lisez une femme morte enfermée dans sa tombe anonyme dont les larmes saignent et le sang pleure. L'encre de mes larmes a coulé pour raviver la flamme de mon cœur que le sang a endurci afin de vous retracter cette partie de ma vie drapée dans l'ombre de mon silence que ma mort n'a pas pu stopper.