Au Calvaire de Septforges, la vieille Polonaise découpe sa silhouette de femme cassée par les ans sur un ciel violent, fendu : noir et rouge. Juste à côté de la croix. Du grand tragique ou du... [+]
A plusssss...
il y a
3 min
874
lectures
lectures
379
Qualifié

Elle court.
Tous les jours, par tous les temps, elle court.
Comme si elle était poursuivie. Comme si sa vie en dépendait.
Elle court pour ne pas se laisser rattraper par l’âge, par ce chiffre qui se profile à l’horizon...
Elle court contre les années qui la marquent au fer, elle s’entraîne avec une rage dévorante...
Le ciel est céruléen, le printemps bruit de toutes ses voix, il est plein d’offrandes, elle ne regarde rien, elle court. Elle reste à l’écoute de son corps, elle surveille son rythme cardiaque sur sa montre high-tech.
Dans le chemin, une silhouette se déplace avec lenteur, presque hésitation. Elle l’aperçoit, s’agace déjà de ce qui pourrait ralentir sa course. C’est une personne seule. Tant mieux, au moins il n’y a pas de chien. Les chiens sont redoutables, soit ils lui emboitent le pas, soit ils sautent autour d’elle, cassant son rythme... Elle dévale le chemin creux, foulées régulières. Souffler, respirer. La silhouette devant elle : on dirait qu’elle lui est familière. Elle baisse les yeux, concentrée sur la pointe de ses chaussures. Bien régler ses foulées. Elle court ; bientôt elle est à la hauteur de l’obstacle. Aïe ! Elle la reconnaît. C’est Lulu, une amie. Elle va devoir s’arrêter. Comment faire autrement ?
Elle l’envisage une seconde à peine. Car s’arrêter : c’est ficher sa performance en l’air. Surtout là, juste au pied de la côte... Ailleurs, peut-être, mais là, l’élan sera brisé, elle ne retrouvera pas son déroulé. Tous les efforts qu’elle a consentis depuis qu’elle est sortie de chez elle, tous ces kilomètres engloutis seront perdus. Alors elle lève la main, regard fixé droit devant. Quand elle lance sa joyeuse apostrophe : « A plusssss... Lulu ! », elle a déjà dépassé son amie. Elle continue à agiter la main, elle court. Elle pose le menton sur la poitrine pour mieux diriger sa respiration.
Une minuscule et désagréable pensée grésille à l’arrière de son crâne. Elle secoue la tête, comme un animal agacé par un insecte. Elle ne veut pas se laisser envahir par le moindre remords. De toute façon, c’est trop tard à présent qu’elle est passée. Tout de même, qu’est-ce qu’elle a entendu dire récemment à propos de Lulu ?... Des problèmes de santé...graves... pancréas...
Pas de chance, bien sûr mais Lulu est une battante, et puis on dit tant de choses, les rumeurs sont dangereuses. N’empêche, elle aurait pu s’arrêter... Elle aurait dû s’arrêter. Elle chasse l’idée. Trop gênante. Ça lui gâche le plaisir de la course, la satisfaction de se dépasser... Elle déteste se sentir contrainte. Le marathon approche, un entraînement interrompu c’est une performance invalidée. Le malaise persiste. Elle s’en débarrasse : elle ira voir Lulu dès demain. Ou un jour prochain. Mais elle ira, c’est sûr.
L’essentiel, c’est qu’elle lui ait parlé : « A plussss, Lulu » ! Elle lui a offert comme une petite promesse, ce code qui dit : « à bientôt... » Et qu’est-ce qu’elle a répondu Lulu quand elle l’a dépassée ?
— Ne tarde pas trop... Mais non. Non. Elle lui a plutôt dit : « Ne cours pas trop. » Enfin, on verra. Elle ira.
Derrière elle, Lulu, appuyée sur ses bâtons, la suit des yeux. Sylvie, une amie vient de passer... Une amie ?
Lulu immobile à l’ombre ocellée d’un vieux cerisier en fleurs, absorbe la campagne printanière, elle respire à petites bouffées prudentes et pourtant affamées. Elle regarde autour d’elle, elle sait que déjà le néant l’a saisie, l’aspire inexorablement. Cette promenade, c’est comme un adieu. Elle sait que le temps lui est compté. Elle ne courra plus, elle. Elle cueille des yeux, les coucous verts et jaunes sur le talus, souvenir des bouquets d’enfance ; dans le pré où paissent deux beaux chevaux, quelques pies s’ébattent entre les pâquerettes. Elle salue le monde une dernière fois ; que c’est beau et comme elle est seule. Le printemps est suffocant de douceur, l’air fait une caresse tendre qui l’enveloppe et l’isole ; la berce et déjà, l’emporte. Elle se sent seule, Lulu. Si seule...
Les trente kilomètres sont avalés, le chrono bloqué. Performance nulle. Quinze secondes de perdues ! Sûr, Sylvie a dû perdre ce temps dans le mouvement d’hésitation qu’elle a eu en croisant Lulu et ensuite dans ses ruminations inutiles.
Elle reprend ses entraînements avec rigueur et méthode. Le marathon du 15 avril, c’est son objectif ultime. Elle a le souffle, elle a la forme, elle va le montrer. Elle n’a plus la jeunesse. Elle va la rattraper.
Les jours suivants, il pleut et elle court, il fait brumeux et elle court. Elle pense à Lulu, bien sûr. Elle y pense, elle ira la voir. Elle l’a dit : « A plusss, Lulu ». Bientôt... C’est promis. Demain.
Le lendemain, un soleil frais et juteux roule comme un beau fruit dans le ciel. Idéal pour une visite à son amie. Elles iront marcher ensemble.
Seulement, après avoir tant couru sous la pluie ou dans le froid, se priver de ce jour si limpide, quand la compétition est si proche, ça ne paraît pas raisonnable. Ce serait même franchement improductif. Quand on fait une chose, on la fait à fond ou on ne la fait pas... Elle s’équipe méticuleusement, se connecte, pose son bandeau sur son front. Elle déclenche le chrono et s’élance.
— A plusss, Lulu.
Le marathon approche, ce n’est pas le moment de faiblir ; pas si près du but.
Le marathon, elle ne le terminera pas ; un mauvais élan et c’est le claquage. Elle claudique jusqu’au premier poste de secours. C’est fini.
Elle rentre à la maison, Elle s’est déjà ressaisie : dès que sa cheville est rétablie, elle se remet à la course !
En attendant, elle va pouvoir rendre visite à Lulu, enfin. Dès demain. Ça leur fera vraiment du bien à toutes les deux.
La rencontre a lieu, le lendemain. Mais Sylvie n’est pas seule. Tous les amis sont là et aussi toute la famille de Lulu...
La rencontre, elle a lieu dans la petite église du village. Derrière le corps porté de son amie...
— A plus jamais, Lulu.
Tous les jours, par tous les temps, elle court.
Comme si elle était poursuivie. Comme si sa vie en dépendait.
Elle court pour ne pas se laisser rattraper par l’âge, par ce chiffre qui se profile à l’horizon...
Elle court contre les années qui la marquent au fer, elle s’entraîne avec une rage dévorante...
Le ciel est céruléen, le printemps bruit de toutes ses voix, il est plein d’offrandes, elle ne regarde rien, elle court. Elle reste à l’écoute de son corps, elle surveille son rythme cardiaque sur sa montre high-tech.
Dans le chemin, une silhouette se déplace avec lenteur, presque hésitation. Elle l’aperçoit, s’agace déjà de ce qui pourrait ralentir sa course. C’est une personne seule. Tant mieux, au moins il n’y a pas de chien. Les chiens sont redoutables, soit ils lui emboitent le pas, soit ils sautent autour d’elle, cassant son rythme... Elle dévale le chemin creux, foulées régulières. Souffler, respirer. La silhouette devant elle : on dirait qu’elle lui est familière. Elle baisse les yeux, concentrée sur la pointe de ses chaussures. Bien régler ses foulées. Elle court ; bientôt elle est à la hauteur de l’obstacle. Aïe ! Elle la reconnaît. C’est Lulu, une amie. Elle va devoir s’arrêter. Comment faire autrement ?
Elle l’envisage une seconde à peine. Car s’arrêter : c’est ficher sa performance en l’air. Surtout là, juste au pied de la côte... Ailleurs, peut-être, mais là, l’élan sera brisé, elle ne retrouvera pas son déroulé. Tous les efforts qu’elle a consentis depuis qu’elle est sortie de chez elle, tous ces kilomètres engloutis seront perdus. Alors elle lève la main, regard fixé droit devant. Quand elle lance sa joyeuse apostrophe : « A plusssss... Lulu ! », elle a déjà dépassé son amie. Elle continue à agiter la main, elle court. Elle pose le menton sur la poitrine pour mieux diriger sa respiration.
Une minuscule et désagréable pensée grésille à l’arrière de son crâne. Elle secoue la tête, comme un animal agacé par un insecte. Elle ne veut pas se laisser envahir par le moindre remords. De toute façon, c’est trop tard à présent qu’elle est passée. Tout de même, qu’est-ce qu’elle a entendu dire récemment à propos de Lulu ?... Des problèmes de santé...graves... pancréas...
Pas de chance, bien sûr mais Lulu est une battante, et puis on dit tant de choses, les rumeurs sont dangereuses. N’empêche, elle aurait pu s’arrêter... Elle aurait dû s’arrêter. Elle chasse l’idée. Trop gênante. Ça lui gâche le plaisir de la course, la satisfaction de se dépasser... Elle déteste se sentir contrainte. Le marathon approche, un entraînement interrompu c’est une performance invalidée. Le malaise persiste. Elle s’en débarrasse : elle ira voir Lulu dès demain. Ou un jour prochain. Mais elle ira, c’est sûr.
L’essentiel, c’est qu’elle lui ait parlé : « A plussss, Lulu » ! Elle lui a offert comme une petite promesse, ce code qui dit : « à bientôt... » Et qu’est-ce qu’elle a répondu Lulu quand elle l’a dépassée ?
— Ne tarde pas trop... Mais non. Non. Elle lui a plutôt dit : « Ne cours pas trop. » Enfin, on verra. Elle ira.
Derrière elle, Lulu, appuyée sur ses bâtons, la suit des yeux. Sylvie, une amie vient de passer... Une amie ?
Lulu immobile à l’ombre ocellée d’un vieux cerisier en fleurs, absorbe la campagne printanière, elle respire à petites bouffées prudentes et pourtant affamées. Elle regarde autour d’elle, elle sait que déjà le néant l’a saisie, l’aspire inexorablement. Cette promenade, c’est comme un adieu. Elle sait que le temps lui est compté. Elle ne courra plus, elle. Elle cueille des yeux, les coucous verts et jaunes sur le talus, souvenir des bouquets d’enfance ; dans le pré où paissent deux beaux chevaux, quelques pies s’ébattent entre les pâquerettes. Elle salue le monde une dernière fois ; que c’est beau et comme elle est seule. Le printemps est suffocant de douceur, l’air fait une caresse tendre qui l’enveloppe et l’isole ; la berce et déjà, l’emporte. Elle se sent seule, Lulu. Si seule...
Les trente kilomètres sont avalés, le chrono bloqué. Performance nulle. Quinze secondes de perdues ! Sûr, Sylvie a dû perdre ce temps dans le mouvement d’hésitation qu’elle a eu en croisant Lulu et ensuite dans ses ruminations inutiles.
Elle reprend ses entraînements avec rigueur et méthode. Le marathon du 15 avril, c’est son objectif ultime. Elle a le souffle, elle a la forme, elle va le montrer. Elle n’a plus la jeunesse. Elle va la rattraper.
Les jours suivants, il pleut et elle court, il fait brumeux et elle court. Elle pense à Lulu, bien sûr. Elle y pense, elle ira la voir. Elle l’a dit : « A plusss, Lulu ». Bientôt... C’est promis. Demain.
Le lendemain, un soleil frais et juteux roule comme un beau fruit dans le ciel. Idéal pour une visite à son amie. Elles iront marcher ensemble.
Seulement, après avoir tant couru sous la pluie ou dans le froid, se priver de ce jour si limpide, quand la compétition est si proche, ça ne paraît pas raisonnable. Ce serait même franchement improductif. Quand on fait une chose, on la fait à fond ou on ne la fait pas... Elle s’équipe méticuleusement, se connecte, pose son bandeau sur son front. Elle déclenche le chrono et s’élance.
— A plusss, Lulu.
Le marathon approche, ce n’est pas le moment de faiblir ; pas si près du but.
Le marathon, elle ne le terminera pas ; un mauvais élan et c’est le claquage. Elle claudique jusqu’au premier poste de secours. C’est fini.
Elle rentre à la maison, Elle s’est déjà ressaisie : dès que sa cheville est rétablie, elle se remet à la course !
En attendant, elle va pouvoir rendre visite à Lulu, enfin. Dès demain. Ça leur fera vraiment du bien à toutes les deux.
La rencontre a lieu, le lendemain. Mais Sylvie n’est pas seule. Tous les amis sont là et aussi toute la famille de Lulu...
La rencontre, elle a lieu dans la petite église du village. Derrière le corps porté de son amie...
— A plus jamais, Lulu.
Si ce n'est déjà fait, pouvez-vous jeter un petit œil (curieux) sur le TTC imaginé par ma collégienne de fille ?
C'est ici : https://short-edition.com/fr/oeuvre/tres-tres-court/meurtre-a-l-hotel
Bonne lecture !
+ 5 voix !
Belle journée à vous.
pour quelqu'un d'autre!!!
Terriblement bien vu.
Aura t'elle des remords ? J'espère que la disparition de son amie la fera réfléchir . Un texte touchant . Mes 5 voix .
Belle soirée et au plaisir de vous croiser à nouveau...