Eve ralentit, s’immobilise, chancelle, se retient à un arbre, titube, et se laisse tomber sur un banc de la place de la Sorbonne. Bouleversée. Incrédule. Son cœur s’accélère à moins... [+]
À la croisée des chemins
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Oscar partit en claquant la porte de la ferme familiale. Ses visites avaient toujours le même satané dénouement, chaque lundi matin. Même à 45 ans, avec sa mère, il avait toujours la sensation d’être un enfant coupable. Elle avait choisi ce prénom, qui désignait un trophée, avec l’espoir qu’il lui en ramènerait plein. Il n’avait pas même le brevet, avait enchaîné les boulots sans avenir, les histoires sans lendemain et sa nature chétive ne lui avait jamais permis de briller dans aucun sport. Il n’avait jamais brillé nulle part d’ailleurs. Il était un être terne. Il regarda Aurore qui l’attendait sagement devant la porte d’entrée. Avec elle, il se sentait intouchable, vivant enfin. C’est pour cela qu’il avait nommé sa voiture ainsi : quand il s’installait au volant, c’était un nouveau jour. Un nouveau départ. Il enclencha l’autoradio. C’était Claude François. Le Mal-aimé. C’était ce qu’il avait été toute sa vie. Une rage irrépressible et dévorante l’envahit. Il appuya sur l’accélérateur. Aurore répondait toujours au quart de tour. Là, il était maître à bord, jouissant des kilomètres qui défilaient par l’action de son pouvoir. Le panneau de la nouvelle limitation à 80 km/h le rappela à la réalité. Il en avait assez de respecter les règles, d’être docile et velléitaire. Ce n’était pas à des politiques dans leurs tours d’ivoire de décider de sa vitesse. Il avait envie de rouler à 90. Il accéléra encore, s’enorgueillissant de son audace.
Victoire, elle aussi, était une insulte permanente à son prénom. Elle n’avait jamais rien gagné de sa vie. Sa seule réussite, c’était son fils, Dylan. Elle l’avait appelé ainsi pour ennuyer sa mère qui lui avait donné ce prénom bourgeois qui lui seyait pourtant si mal et surtout parce qu’elle disait mépriser les « ploucs qui s’inspiraient des séries télévisées pour attribuer des prénoms à leurs enfants ». Et puis parce que, petite, elle voulait devenir actrice pour jouer dans Beverly Hills. Personne ne s’occupait d’elle, alors les personnages de la série étaient devenus ses amis virtuels. Elle était la cinquième, la petite dernière, celle dont on n’avait pas voulu. Ses parents avaient pour habitude de la coller devant les séries américaines pour être tranquilles. Dylan, le vrai, son fils, elle en avait la garde seulement une semaine sur deux. Elle était donc vivante une semaine sur deux. C’était déjà mieux que dans son enfance où elle avait l’impression d’encombrer. D’être une nature morte. Comme chaque lundi, elle était en avance. Comme chaque lundi, une semaine sur deux, elle récupérait Dylan à la sortie de l’école, pour ne pas croiser le père de l’enfant. C’était lui qui avait choisi cette école non loin de son travail. Elle ne travaillait pas, c’était à elle de s’adapter avait-il décidé, péremptoire. Victoire n’aimait pas cette école située à la lisière de la Départementale. Le vrombissement des voitures la faisait toujours sursauter. Comme un avertissement morbide. Malgré cela, elle attendait toujours son fils de l’autre côté de la route car l’école était un lieu qui l’impressionnait et elle ne savait jamais quoi dire à la maîtresse devant laquelle elle se sentait comme une enfant, démunie.
Dylan, du haut de ses 8 ans, avait déjà compris que la vie, cette cynique insolente, se joue parfois à quelques chiffres ou à quelques lettres près. Comme ce A qu’il venait d’obtenir avec sa rédaction. Il était si fier. De son titre. De sa note. De l’annoncer à sa mère. Lui qui venait de se découvrir une passion pour l’écriture, ce bonheur de jongler avec les mots et les destinées, aurait compris que si le destin en avait décidé autrement, Victoire et Oscar, avec leurs bleus à l’âme, auraient pu réaliser un bout de chemin ensemble, par exemple s’ils s’étaient rencontrés à la sortie de l’école de Dylan. Ils auraient ironisé sur leurs prénoms : Oscar qui ne rêvait que de victoires et Victoire d’un Oscar, ce que ni l’un ni l’autre, pourtant, n’obtiendraient. Seulement, Oscar n’avait pas d’enfant et n’en aurait jamais, surtout pas avec Victoire.
Ce jour fatidique, Victoire attendait Dylan de l’autre côté de la route. Avec ce sourire bienveillant qui réchauffait son petit cœur en vrac chaque lundi, une semaine sur deux. Il était si impatient qu’il ne prit pas la peine de regarder avant de traverser comme elle le lui avait appris. Il ne vit pas cette voiture qui fonçait droit sur lui. Il ne saurait jamais qu’elle portait le doux nom d’Aurore. Il entendit seulement ses pneus crisser. Et avant de sentir une douleur incommensurable lui broyer le corps dans une cacophonie de tôles et de cris, il eut juste le temps de penser que sa maman serait fière du titre de sa rédaction : « À la croisée des chemins ». Victoire ne lirait jamais ce titre mais, toute sa vie, elle relirait jusqu’à la folie les conclusions de l’enquête ainsi froidement énoncées : si le conducteur avait respecté la limitation de vitesse, il aurait pu freiner à temps et l’enfant, sans doute possible, serait encore vivant.

Pourquoi on a aimé ?
Les personnages de ce récit sont particulièrement bien décrits ! Ces trois portraits de personnages authentiques – grâce à des noms et des
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