A coeur battant

Le chariot a heurté les portes battantes menant au bloc de chirurgie, Irina sursaute avant de se concentrer à nouveau sur le dossier de son patient. Les portes se referment dans un bruit feutré, Irina respire, soulagée : le chariot transportait le patient du bloc d’à côté. Elle a encore une demi-heure pour se préparer à ce triple pontage dont elle maîtrise parfaitement la technicité mais dont elle connaît les risques. Depuis 15 ans elle a réparé des centaines de cœurs et sauvé autant de vies grâce à sa maîtrise de la chirurgie cardiaque.
Les portes à double battant font entendre leur glissement, une femme entre dans le sas et commence à revêtir une tenue stérile. Elles se regardent avec surprise avant d’éclater de rire :
- Marlène, c’est toi, mais que fais-tu là ?
- A ton avis ? Tu n’as quand même pas oublié que je suis anesthésiste, on va travailler ensemble ce matin.
- Je voulais dire : que fais -tu à Bordeaux ? Je croyais que tu vivais en Dordogne avec ton dentiste de mari ?
- Tu veux dire mon dentiste d’ex-mari, on est séparés depuis un an. Après le divorce j’ai ressenti l’appel de la grande ville et de ses hôpitaux de pointe. J’ai eu de la chance : un poste d’anesthésiste réanimateur s’est libéré il y a un mois, et on me l’a attribué.
- Te connaissant tu t’es battue pour l’avoir. Tu as été la chercher avec les dents, comme ta trentième place au concours ?
- Les dents c’était plutôt Thibault, tu te souviens ? Il voulait dentaire et même s’il avait été premier au concours il n’aurait pas pris médecine. Mais la première place c’est toi qui l’as eu.
- En revanche c’est toi qui as eu Thibault, le mec le plus sexy de la promo. »
Elles se regardent en riant
- On était tellement proches pendant nos études, comment avons-nous pu perdre le contact ?
- Je ne sais pas, on va dire que ça s’appelle la vie... »
Absorbées par leur conversation elles n’ont pas entendu le choc amorti des portes battantes. Une femme rentre dans la salle, camouflée derrière son masque et leur sourit. Marlène et Irina échangent un regard intrigué : elles croient la reconnaître mais cela remonte à si loin...
- Bonjour, je suis Florence, l’infirmière du bloc. Je crois que le patient arrive.
Un bruit sourd précède l’ouverture des portes battantes, un homme bedonnant d’une cinquantaine d’années est allongé sur le chariot : l’angoisse brouille ses traits, son regard sédaté cherche à percevoir la réalité de la salle d’opération, sa lumière crue, l’éclat des instruments tranchants, les visages dissimulés sous les masques, les silhouettes floutées par les blouses stériles. Il entrevoit des yeux bienveillants et maquillés et il s’étonne :
- Le chirurgien n’est pas là ?
- C’est moi qui vais vous opérer, lui répond Irina, nous nous sommes déjà rencontrés, vous devez vous en souvenir ? »
L’homme se pince les lèvres, il pensait avoir affaire à l’assistante, il ne lui était pas venu à l’esprit qu’il existait des chirurgiennes.
- Aujourd’hui vous allez avoir la chance d’être opéré par une équipe 100% féminine. Ma collègue Marlène est la meilleure anesthésiste de la région Aquitaine, et Florence notre infirmière a des mains d’argent. Nous allons vous choyer et c’est un homme neuf qui ressortira d’ici.
Pendant qu’elle lui parle et le rassure Marlène et Florence s’affairent autour de lui, l’une dosant sa seringue d’anesthésique, l’autre préparant soigneusement le champ opératoire. L’homme commence à se sentir flotter bienheureusement, bercé par les bips des moniteurs, alors qu’une voix douce lui demande de compter à rebours à partir de 10. Il n’ira pas plus loin que 7, et l’opération peut débuter.
Irina prend la direction, c’est elle qui est à la manœuvre, les deux autres femmes la scrutent et obéissent à ses ordres. Elle incise le torse de l’homme, découpe le sternum et écarte les côtes pour mettre à jour le cœur palpitant. C’est la partie la plus difficile physiquement, c’est pour cela qu’elle était la seule femme de sa promo à avoir choisi cette spécialité. La chirurgie cardiaque requiert de la force physique, mais les ancêtres d’Irina sont des géants russes, des bucherons capables d’abattre un ours d’un seul coup de poing d’après la légende familiale. En comparaison écarter les côtes d’un homme profondément endormi semble une prestation enfantine.
Il faut rester concentrée et ne pas laisser l’esprit divaguer. Florence guette ses instructions, Marlène surveille les moniteurs et il lui faut décider si elle va opérer à cœur battant ou en dérivation cardio pulmonaire. Elle choisit la deuxième option et les trois femmes s’affairent autour de l’homme maintenant sous respirateur artificiel. Quand tout est en place Irina prélève une artère mammaire, celle qui va permettre d’établir un pont entre l’aorte et les artères coronariennes, et commence le minutieux travail de greffe et de suture. L’homme a beaucoup fumé, n’a jamais refusé une assiette de charcuterie copieusement arrosée de bon vin, ni tant aimé le sport qu’assis sur son canapé devant un match de foot. Ses artères se sont bouchées en dépit des stents posés en urgence dix ans plus tôt et le spectre de la crise cardiaque se faisait plus présent à chaque consultation. Il a juré qu’on ne l’y prendrait plus, qu’il avait arrêté de fumer et il a promis de se nourrir sainement et de faire de l’exercice pourvu qu’on lui permette de vivre encore quelques années, entouré de sa femme et ses enfants.
Irina en a rencontré des centaines comme lui, des hommes et des femmes redevenus des petits enfants étreints par l’angoisse, des êtres vulnérables qu’elle va s’efforcer de réparer, incisant et suturant pendant des heures au milieu du bruit des machines de survie, dans l’odeur acre du sang et de la bile. C’est pour ces moments là qu’elle s’est battue pendant douze années d’études, qu’elle se lève à l’aube les jours d’intervention et peut opérer toute la journée sans boire ni manger, mi-femme mi-robot méthodique et concentrée.
Elle a maintenant terminé la greffe, mais avant de refermer il faut rétablir le circuit cardio-pulmonaire. Chacune retient son souffle tandis qu’elle débranche l’assistance et que le cœur se remet à battre de façon autonome, une pulsation, puis une autre, et enfin une par seconde, régulières et rassurantes. Les trois femmes se regardent avec soulagement et fierté, elles ont réussi, il faut maintenant refermer. Soudain, le moniteur émet un bip strident. Le cœur s’est arrêté.
Marlène et Irina se regardent, et le même souvenir leur revient en mémoire : elles ont déjà vécu cette situation dans une salle d’opération pendant leur stage de cinquième année. Elles avaient admiré le changement de rythme dans l’activité millimétrée de l’intervention chirurgicale, réglée comme un ballet classique, tout en fluidité et précision. Devant l’arrêt cardiaque le ballet avait changé de tempo, les mouvements s’étaient accélérés et chacun avait trouvé sa place dans la nouvelle partition.
Marlène tente de faire repartir le cœur avec un choc d’adrénaline. Le muscle frémit, il amorce un battement, puis un autre, s’arrête, recommence faiblement, reprend des forces et, alors que tout semblait perdu, il recommence à battre normalement.
Irina attend encore dix minutes, puis décide de refermer le sternum. Ensuite, elle rabat la peau et commence la longue série de points de suture. Elle va s’efforcer de lui faire une cicatrice fine et quasi invisible, qu’il sera fier d’exhiber comme un trophée si son cœur le permet.
Le patient ramené en salle de réveil, les trois femmes ôtent leur masque et Marlène sursaute en voyant le visage de Florence :
- Je te reconnais maintenant, tu étais avec nous en première année ! Tu n’as pas voulu redoubler ?
- Non, j’ai préféré m’orienter vers des études d’infirmière. Vous étiez tellement brillantes toutes les deux, tellement ambitieuses et énergiques, je n’avais aucune chance face à vous. Tout le monde admirait et redoutait votre duo. Vous vous souvenez du surnom que vous avez donné le doyen ?
- Oui, il nous appelait « les femmes battantes ».