10 km de bonheur

Je suis prête. Prête à me lancer dans cette course. C'est la première fois que je cours 10 km sur une course officielle. Bon, je n'ai couru qu'une fois cette distance dans d'autres circonstances. Et je n'étais pas vraiment dans les meilleures conditions. Maintenant, je me sens au top de ma forme. Je vais pouvoir m'élancer depuis les pieds du grand éléphant de Nantes et parcourir les rues de cette ville que j'aime. Car c'est important pour moi d'aimer l'endroit où je suis.
Certaines personnes pensent que le corps et l'âme sont deux parties d'un tout. Dans mon cas on ne peut pas plus être dans le vrai. Je ne suis pas comme tout le monde. Mon corps et mon âme sont liés, mais séparables. Par la force de ma volonté, je peux sortir mon âme de mon corps, et croyez moi, pendant un effort physique cela peut être très utile. Pendant que mon corps sera lancé sur le circuit de 10 km, je pourrai explorer toute la ville. Et chacun des lieux que j'aime renforcera la force physique de mon corps, il suffit que mon âme aille voleter du côté du passage Pommeraye et mon corps sera revigoré de tout le plaisir que j'ai à observer ce grand escalier de bois, ces statues qui l'entourent, les moulures du plafond illuminées par l'immense verrière et les noms des boutiques en caractère d'or sur fond pourpre.
Chaque inspiration de plaisir de mon âme rendra mon corps plus fort, plus rapide. Certains pourraient profiter de ce pouvoir pour sortir du lot, devenir célèbres par des performances sportives extraordinaires, ou en sauvant des gens à la force des bras. Mais je préfère être discrète. Bien sûr, si mon âme est témoin d'un crime lors de ses vagabondages, je le signalerais aux autorités compétentes, mais je n'agirais pas seule. Je ne suis pas une super héroïne. Juste une femme qui a subi une dissociation.
Tout a commencé quand j'avais 6 ans. J'ai frôlé la mort. Et alors que mon corps était tétanisé, j'ai senti une forme d'énergie sortir de mon corps et s'envoler. J'étais à deux endroits à la fois, dans mon corps pétrifié et près de mes parents, dans leur salon chaleureux. Et en voyant ma mère blottie dans son fauteuil en rotin près du feu, j'ai pu m'extraire de ma torpeur et m'échapper. Des années plus tard j'ai compris ce qu'il s'était passé, et depuis je cherche à améliorer cette capacité. L'amour de ma ville et la course à pied m'y aident beaucoup.
Enfin le décompte du départ, dans 10 secondes je vais m'élancer au milieu de cette foule compacte. Ils ont tous l'air déterminé, je dois pouvoir faire aussi bien qu'eux. J'en suis capable.
4...3...2...1... et le coup de sifflet ! Je m'élance, pendant que mes jambes enchaînent les foulées, mon âme s'élève au-dessus de la ville. Qu'est-ce qui pourrait me faire tenir suffisamment longtemps ? Le glacier dans une ruelle du château ? J'ai toujours aimé ces glaces en forme de fleurs. Ou bien la boutique de bric-à-brac deux rues plus haut ? Ils ont toujours des objets décalés et amusants. Mais non, j'ai besoin de quelque chose de plus fort, de plus merveilleux. Le carrousel. Je suis juste à côté, et pourtant je ne l'aperçois même pas depuis le parcours de la course. Le manège s'élève au milieu de l'île de Nantes et malgré sa hauteur je peux l'observer du dessus. Je vois chacune des créatures marines mystérieuses qui le peuplent et je sens le bien-être grandir dans mon âme. Mon corps en est à la moitié du parcours. 5 km, je suis le long des bords de Loire, mes cuisses commencent déjà à me faire souffrir. Mais comment font ces athlètes qui courent tous les jours sans jamais se fatiguer ? Peut-être qu'ils ne sont pas vraiment humains non plus.
Il faut que je trouve autre chose. Le château. Le célèbre château de Nantes, qui trônent au milieu de ville. En face de l'ancienne usine de biscuits. Les lignes de tramway qui l'entourent n'ont pas réussi à dénaturer sa prestance. Je vois des promeneurs se balader dans les chemins des douves. J'imagine le soleil qui les réchauffe pendant que certains se prélassent sur les pelouses. Les canards se baignent ou se baladent. Tout le monde vit en harmonie. Et moi je cours toujours. Encore 1 km, je devrais aller rejoindre mon corps. Après tout, le parcours traverse également des zones que j'aime. Des musiciens jouent au passage des coureurs. Des enfants encouragent leurs parents. Tout le monde uni vers un même but : finir la distance le plus vite possible. Ou juste finir. Ne pas abandonner. Sentir la fierté d'avoir accompli un exploit. Un petit exploit pour certains, mais un exploit quand même.
Je vois la ligne d'arrivée se profiler. Encore 200 mètres. Mon corps et mon âme sont de nouveau réunis et je trouve encore la force de me pencher pour taper dans les petites mains tendues le long du chemin. Le sourire de ces enfants, heureux d'avoir encouragé, me remotive pour les derniers mètres. Je vais y arriver. Oui, c'est fait. J'ai atteint mon objectif. Fatiguée et heureuse.