Les réverbères du village pressent leurs grosses perles d'ambre contre un ciel encore clair.
Dans le jardin, le petit couinement des balançoires a cessé. La lune, orange et ronde comme une
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Zone de quiétude protégée
il y a
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Lauréat
Public
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Je sais, vous vous demandez pourquoi je ne prends rien.
Vous faites le promeneur tranquille, mais vous m'observez. Vous flânez, le temps est beau, vous vous penchez sur une fleur, vous hésitez, finalement, non, vous ne la cueillez pas. Et, nonchalamment, vous contournez l'étang. Je vous intrigue. Vous vous dites : qu'est-ce qui ne va pas, chez ce pêcheur ? Il a l'air bien équipé, sa ligne semble un modèle de technicité. Et ce fauteuil, vert, large, aux accoudoirs pleins de ressources, et ce beau parapluie-parasol, vaste aussi et tout aussi vert. Même mon chapeau, un bob de toile écru, ne vous a pas échappé. Tout y est. Un vrai pêcheur. Mais qui ne prend rien. Pourquoi les poissons qui font de si jolis ronds dans l'eau ne viennent-ils pas lui rendre visite ?
Je vous prévois, aussi évident que le soleil fait sa roue dans le ciel. Vous tournez, vous vous approchez de moi. Mais moi, je n'ai pas besoin de compagnie. Je viens ici pour respirer. Sinon, comment pourrais-je supporter la pression de cette palanquée de jean-foutre qui ne compte que sur moi ? Ma femme et sa parenté exponentielle, mes deux fils et leurs pléiades d'amis ?
Si vous vous êtes mis en tête de me donner de bons conseils de pêcheur, vous allez tomber sur un bec. De toute façon, si vous vous approchez, vous allez vite comprendre. Vous ne manquerez pas de remarquer mon flotteur : un beau bouchon de liège, découpé au couteau et verni de rouge sur sa moitié, comme me les préparait mon grand-père autrefois. Forcément, je ne risque pas d'attraper grand-chose, puisque je n'y mets pas d'hameçon, mais c'est sans importance. Parce que, ce que je suis venu prendre ici, ce sont des souvenirs. Des échos d'enfance. Et aussi du grand air. Et des images. J'attends que le ciel se prenne les pieds dans les roseaux, j'attends que l'ombre du héron solitaire griffe la surface métallique de l'eau, pour y chercher son double. J'attends que mon cœur retrouve son tempo, que ma tête se vide. Que la vie me rende visite.
Vous vous êtes approché. Sans parler. Vous vous tenez en retrait, debout, à compter les ronds tranquilles que font les carpes depuis le fond de l'étang. Ces énormes vieilleries, façonnées dans la vase, qui lâchent leurs soupirs, en tournant sur elles-mêmes. Voilà, vous vous éloignez. Comme si vous ne m'aviez pas vu.
Le dimanche est revenu et moi avec. Je viens tous les dimanches, tout ce petit monde qui compte sur moi a su m'y pousser. « Il faut sortir, Joseph, vous aérer, vous savez que la Fabrique a besoin de vous. » Ils le disent tous, je suis le seul qui puisse faire tourner l'entreprise familiale dont ma femme a hérité à la mort de son père. Soixante-quinze employés tout de même. Plus trois beaux-frères à qui les bénéfices généreusement distribués suffisent. Eux me tapent sur l'épaule, ils me font confiance.
Et puis le dimanche, on reçoit chez les Dhist, ça clapote dans la piscine, ça blanchit la ligne sur le court de tennis... Je m'ennuierais sûrement parmi cette faune hystérisée. « Sortez, Joseph, profitez de votre dimanche. Un passe-temps, peut-être ? La pêche ! Mais c'est une bonne idée, ça. Vous adoriez pêcher avec votre grand-père ! Un petit cabanon, ça vous dirait ? Oooh ! N'exagérons pas. Ne poussons pas le bouchon trop loin. Ah ! Ah... Un beau siège, alors, mais le grand jeu, vous verrez, Joseph. Vous ne saurez plus vous en passer. » C'est donc eux qui m'ont offert cet équipement grand standing. Il faut que je me détende le dimanche puisque dans la semaine je n'ai pas le moindre répit.
C'est comme ça que l'habitude s'est installée, je devrais dire la béatitude. Parce qu'ils ne savent pas le beau cadeau qu'ils m'ont fait. Alors, vous comprenez bien que ces heures de retrouvailles avec moi-même sont infiniment précieuses, il est hors de question que j'y laisse se faufiler un passager clandestin.
Tous les dimanches, je pars à l'aube. On m'a préparé un pique-nique raffiné. C'est Martha, notre cuisinière qui y pense et qui prélève pour moi les morceaux les plus délicats du menu du jour. Je viens toujours ici, aux Etangs Franchot. Ceux de mon enfance. Ceux où je lançais ma ligne en noisetier avec son fil de nylon et son bouchon de liège. Je ne dis pas que pêcher ne m'intéresse pas. Ça viendra peut-être un jour. Mais ce que j'aimerais alors, ce sont les grandes rivières aux courants intrépides, de celles qu'on trouve dans les romans américains, des lancers infinis, des moulinets, de grandes cuissardes, la Delaware... Alors, ici, les poissons, ils ne risquent rien...
Vous êtes revenu. Je vous vois de l'autre côté de la rive. Vous avez gardé votre pas de flâneur, mais on devine que vous savez où vous allez. Vous vous arrêtez à bonne distance. Puis vous vous asseyez dans l'herbe, avec un vrai soupir d'aise. Les jambes prêtes à se balancer par-dessus la berge. Comme un gamin. Qu'importe, je ne répondrai à aucune de vos tentatives de conversation. Ça commence toujours comme ça avec les curieux et ensuite on ne peut plus s'en dépêtrer.
Mais vous n'avez rien dit. J'ai fini par vous oublier. Quand j'ai plié bagage, vous vous êtes levé. En partant, vous avez posé les yeux sur moi. Je vous ai regardé moi aussi. Nous nous sommes quittés sans nous saluer.
Le dimanche suivant, vous êtes arrivé le premier, ça m'a un peu contrarié. Mais vous aviez veillé à ne pas empiéter sur mon espace habituel. Ce soir-là, nous avons échangé un salut, léger. Peut-être que vous aussi, vous avez besoin d'air. Besoin d'un regard... Pour ne pas faire le grand plongeon. Peut-être.
De dimanche en dimanche, nous nous retrouvons, sans parler. Voilà plus de trois mois que nous nous asseyons, côte à côte. Au bord d'un silence saupoudré de vent, brodé de chants d'oiseaux. Nous regardons les mêmes nuages filer sur l'étang. Nous regardons notre reflet descendre vers l'habitat des carpes. La vie nous va.
Si un dimanche, vous ne veniez plus, je crois que vous me manqueriez.
Vous faites le promeneur tranquille, mais vous m'observez. Vous flânez, le temps est beau, vous vous penchez sur une fleur, vous hésitez, finalement, non, vous ne la cueillez pas. Et, nonchalamment, vous contournez l'étang. Je vous intrigue. Vous vous dites : qu'est-ce qui ne va pas, chez ce pêcheur ? Il a l'air bien équipé, sa ligne semble un modèle de technicité. Et ce fauteuil, vert, large, aux accoudoirs pleins de ressources, et ce beau parapluie-parasol, vaste aussi et tout aussi vert. Même mon chapeau, un bob de toile écru, ne vous a pas échappé. Tout y est. Un vrai pêcheur. Mais qui ne prend rien. Pourquoi les poissons qui font de si jolis ronds dans l'eau ne viennent-ils pas lui rendre visite ?
Je vous prévois, aussi évident que le soleil fait sa roue dans le ciel. Vous tournez, vous vous approchez de moi. Mais moi, je n'ai pas besoin de compagnie. Je viens ici pour respirer. Sinon, comment pourrais-je supporter la pression de cette palanquée de jean-foutre qui ne compte que sur moi ? Ma femme et sa parenté exponentielle, mes deux fils et leurs pléiades d'amis ?
Si vous vous êtes mis en tête de me donner de bons conseils de pêcheur, vous allez tomber sur un bec. De toute façon, si vous vous approchez, vous allez vite comprendre. Vous ne manquerez pas de remarquer mon flotteur : un beau bouchon de liège, découpé au couteau et verni de rouge sur sa moitié, comme me les préparait mon grand-père autrefois. Forcément, je ne risque pas d'attraper grand-chose, puisque je n'y mets pas d'hameçon, mais c'est sans importance. Parce que, ce que je suis venu prendre ici, ce sont des souvenirs. Des échos d'enfance. Et aussi du grand air. Et des images. J'attends que le ciel se prenne les pieds dans les roseaux, j'attends que l'ombre du héron solitaire griffe la surface métallique de l'eau, pour y chercher son double. J'attends que mon cœur retrouve son tempo, que ma tête se vide. Que la vie me rende visite.
Vous vous êtes approché. Sans parler. Vous vous tenez en retrait, debout, à compter les ronds tranquilles que font les carpes depuis le fond de l'étang. Ces énormes vieilleries, façonnées dans la vase, qui lâchent leurs soupirs, en tournant sur elles-mêmes. Voilà, vous vous éloignez. Comme si vous ne m'aviez pas vu.
Le dimanche est revenu et moi avec. Je viens tous les dimanches, tout ce petit monde qui compte sur moi a su m'y pousser. « Il faut sortir, Joseph, vous aérer, vous savez que la Fabrique a besoin de vous. » Ils le disent tous, je suis le seul qui puisse faire tourner l'entreprise familiale dont ma femme a hérité à la mort de son père. Soixante-quinze employés tout de même. Plus trois beaux-frères à qui les bénéfices généreusement distribués suffisent. Eux me tapent sur l'épaule, ils me font confiance.
Et puis le dimanche, on reçoit chez les Dhist, ça clapote dans la piscine, ça blanchit la ligne sur le court de tennis... Je m'ennuierais sûrement parmi cette faune hystérisée. « Sortez, Joseph, profitez de votre dimanche. Un passe-temps, peut-être ? La pêche ! Mais c'est une bonne idée, ça. Vous adoriez pêcher avec votre grand-père ! Un petit cabanon, ça vous dirait ? Oooh ! N'exagérons pas. Ne poussons pas le bouchon trop loin. Ah ! Ah... Un beau siège, alors, mais le grand jeu, vous verrez, Joseph. Vous ne saurez plus vous en passer. » C'est donc eux qui m'ont offert cet équipement grand standing. Il faut que je me détende le dimanche puisque dans la semaine je n'ai pas le moindre répit.
C'est comme ça que l'habitude s'est installée, je devrais dire la béatitude. Parce qu'ils ne savent pas le beau cadeau qu'ils m'ont fait. Alors, vous comprenez bien que ces heures de retrouvailles avec moi-même sont infiniment précieuses, il est hors de question que j'y laisse se faufiler un passager clandestin.
Tous les dimanches, je pars à l'aube. On m'a préparé un pique-nique raffiné. C'est Martha, notre cuisinière qui y pense et qui prélève pour moi les morceaux les plus délicats du menu du jour. Je viens toujours ici, aux Etangs Franchot. Ceux de mon enfance. Ceux où je lançais ma ligne en noisetier avec son fil de nylon et son bouchon de liège. Je ne dis pas que pêcher ne m'intéresse pas. Ça viendra peut-être un jour. Mais ce que j'aimerais alors, ce sont les grandes rivières aux courants intrépides, de celles qu'on trouve dans les romans américains, des lancers infinis, des moulinets, de grandes cuissardes, la Delaware... Alors, ici, les poissons, ils ne risquent rien...
Vous êtes revenu. Je vous vois de l'autre côté de la rive. Vous avez gardé votre pas de flâneur, mais on devine que vous savez où vous allez. Vous vous arrêtez à bonne distance. Puis vous vous asseyez dans l'herbe, avec un vrai soupir d'aise. Les jambes prêtes à se balancer par-dessus la berge. Comme un gamin. Qu'importe, je ne répondrai à aucune de vos tentatives de conversation. Ça commence toujours comme ça avec les curieux et ensuite on ne peut plus s'en dépêtrer.
Mais vous n'avez rien dit. J'ai fini par vous oublier. Quand j'ai plié bagage, vous vous êtes levé. En partant, vous avez posé les yeux sur moi. Je vous ai regardé moi aussi. Nous nous sommes quittés sans nous saluer.
Le dimanche suivant, vous êtes arrivé le premier, ça m'a un peu contrarié. Mais vous aviez veillé à ne pas empiéter sur mon espace habituel. Ce soir-là, nous avons échangé un salut, léger. Peut-être que vous aussi, vous avez besoin d'air. Besoin d'un regard... Pour ne pas faire le grand plongeon. Peut-être.
De dimanche en dimanche, nous nous retrouvons, sans parler. Voilà plus de trois mois que nous nous asseyons, côte à côte. Au bord d'un silence saupoudré de vent, brodé de chants d'oiseaux. Nous regardons les mêmes nuages filer sur l'étang. Nous regardons notre reflet descendre vers l'habitat des carpes. La vie nous va.
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Pourquoi on a aimé ?
Nombreux sont les portraits de personnes épuisées psychologiquement, qui se réfugient dans une activité apaisante. Mais la force de ce texte
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