Voici pourquoi j'ai brûlé mon fiancé...

Toute histoire commence un jour, quelque part. Je remis un billet de mille francs à la légumière, et montai sur ma moto. J’étais à cinq mois de grossesse, et le médecin m’avait expressément recommandé des légumes. Le marché semblait plus oisif, ce matin-là, que de coutume. Je jetai un coup d’œil rapide à ma montre. Il était neuf heures et demie. Je devrais me rendre à l’hôpital, avant dix heures, au risque de rater ma consultation prénatale hebdomadaire. J’allais démarrer quand quelqu’un agrippa mon épaule. Je me retournai mécaniquement. Je tressaillis. Quand mon regard se posa sur lui, craintif. Je poussai un cri aigu. Mais personne ne semblait m’entendre. L’homme était comme piqué de la tarentule. Il me bouscula, et m’arracha la moto. Je trébuchai au sol, non sans brusquerie. Un tourment lancinant sillonna mon échine, avant de prendre pied, de tout son empire, dans mon bas ventre. Il me lança quelques vilenies, avant de démarrer en trombe. Je puisai dans mes veines le peu de dynamisme qui me tenait encore, et réussi, quand même, à crier de toutes mes forces « ô voleur ! Ô voleur !... »
Tout le marché fut en alerte. L’homme jouait déjà la fille de l’air. Des conducteurs de taxi-moto s’élancèrent à sa poursuite, et le rattrapèrent, de but en blanc, devant une grande boutique cosmétique. Avant même qu’il n’ait le temps de parler, la vindicte populaire mit sa machine méphistophélique en marche. On lui asséna plusieurs coups aux lèvres. Ses lèvres s’enflèrent, et crachouillaient du sang. On cracha sur lui. On lui jeta des pierres, à la volée. Il fut fouetté, piétiné, houspillé, comme je n’en ai jamais vu de ma carrière de mort aux vaches. Et pour couronner le tout, comme cela est maintenant de coutume dans notre pays, certains dévissèrent les roues de leurs motos, et les passèrent autour de la taille de l’homme. Rapidement, trois jeunes aspirèrent de l’essence de leurs engins, et arrosèrent, à la louche, l’homme agonisant allongé à même le sol.
Ce n’est que lorsque l’étincelle prit contact avec le liquide inflammable que mon cœur se mit à battre à rompre mes artères, ce n’est que lorsqu’il se tordait de douleur que je fus pris de componction, ce n’est que lorsqu’il brûlait comme un bois desséché que le sol se déroba sous mes pieds. Un étrange spasme parcourut mes veines. Des larmes déferlèrent sur mes joues. Je me rendis compte de mon élucubration. Cet homme, je le connaissais, en réalité. C’était mon fiancé. Ses transports d’amour offraient souvent la noblesse. Et il brûlait pour moi. Tout avait commencé, il y a une semaine. J’avais sonné trois fois chez lui. Il avait ouvert. Dix heures sonnaient. Il venait de sortir des bras de Morphée, sans doute : il avait bayé et s’était étiré longuement.
Il m’avait ensuite adressé un printanier sourire, puis m’avait conduit à l’intérieur. Je me jetai dans l’un des sept fauteuils qui trônaient, en cercle, au milieu de son salon.

— Que se passe-t-il ? m’avait-il demandé anxieux. L’enfant va bien ?
— Oui, avais-je répondu, sans plus.
— Et comment te sens-tu ?
— Ça va.
— N’oublie surtout pas la consultation prénatale, avait-il repris tout en sourire. C’est dans sept jours. Si tu sais la joie que tu me fais d’être père... Devine la surprise que j’ai pour toi.
— Euh... Je ne sais pas.
— J’ai vu le pasteur, avait-il annoncé avec enthousiaste. J’ai cueilli un rendez-vous avec lui. On pourra enfin choisir la date de notre mariage.
Je ne tenais plus sur le siège. Mariage... ? J’en faisais tout une maladie. Je ne pouvais guère lui ouvrir mon assentiment. Il semblait si fier d’avoir un enfant de moi. Il semblait si rayonnant qu’on se marierait. Cela faisait cinq mois que je le menais en bateau. Cinq mois qu’il se réjouissait de l’heureux événement... Cela faisait deux mois que j’essayais de lui dire la vérité, mais le courage me manquait.
Il avait pris soudain mes mains au creux des siennes, et m’avait fixé d’un regard troublé.
— Tu ne me sembles pas dans ta peau. Tout va comme tu veux ? Tu ne sembles pas comblée par cette nouvelle.

J’avais frissonné, sur le coup. Il se doutait peut-être de quelque chose. Il avait le droit de savoir. Mais, comment lui dire ? Comment réagirait-il ? Comment lui ferais-je comprendre que j’aimais un autre homme ? Comment lui expliquerais-je que je ne porterais plus son nom ? Comment allais-je lui annoncer qu’il n’était pas le père de mon enfant ?
Je savais que je n’irais nulle part avec des « comment ».
— Ce n’est pas ton enfant, avais-je déclaré tout de go.
— Non, avait-il frémi...Tu blagues... Tu me fais marcher...
— Je suis désolée, avais-je bégayé... Je ne savais pas comment t’en parler... Il n’est pas de toi.
Il m’avait flanqué une paire de gifle. Je sucrais les fraises. La colère avait entrelacé la douleur de ses yeux rougis. Il m’avait surplombé, pour me donner, a novo, un soufflet, mais s’était retenu. Il s’était retourné, comme pour s’empêcher de porter la main sur moi, vers sa table de travail, et avait balayé, sur le tapis synthétique, tout ce qui s’y trouvait... Cahiers... Boîtes à stylos... Crayons... Dossiers administratifs... Tout. C’était la première fois que je le voyais dans cet état, cet homme pourtant si pondéré.
— Dis-moi, avait-il hurlé, avec qui tu me trompes...
Sans aucun mot de plus, je m’étais levé et m’étais lancé vers l’entrée. J’avais craint qu’il ne devint agressif plus qu’il ne l’était déjà.
Il m’avait arrêté au seuil de la porte. Il pleurait :

— Une dernière chose. Que t’ai-je fait pour que tu me brises le cœur de la sorte ?
— Rien, lui avais-je répondu. Tu es une agréable personne. Juste que je ne t’aime plus.
Il s’était effondré au sol : il était tombé en syncope. J’eus profité pour m’éclipser.
Je l’avais quitté ce jour-là avec l’insipidité de l’avoir anéanti. Je ne pouvais faire autrement. Fût-il dans les fers pour moi, il fallait qu’il sache la vérité. Ce lourd secret pesait sur ma conscience, surtout que je n’avais aucune envie de l’avoir comme époux.
Il m’avait écrit, plus tard, dans la soirée que j’étais un monstre, que je l’avais quitté quand il était encore dans les pommes. Il m’avait enjoint de lui rapporter la moto qu’il m’avait offerte, comme gage préliminaire de notre relation, suite à l’annonce de ma grossesse à ses parents. Je lui avais répondu qu’un présent était un présent, et que je ne le lui rendrais pas. Il avait juré de me le reprendre quitte à se « couper les bras ».
Ce matin-là, une semaine jour pour jour, devant cette boutique, dans le brouhaha du marché, je le regardais consumer. Une odeur âcre prenait place. Il était méconnaissable. Le feu lui avait ôté son imposante stature, la vie.
Avant de démarrer, il m’avait lancé « sale pute. Tu pensais me dribler. Cette fois-ci, je garde ma moto. Demande à ton amant de t’en acheter une, s’il le peut... »
Je ne savais quel diable m’avait pris de crier « ô voleur... ».
J’aurais dû le laisser partir. Ces jeunes n’auraient jamais dû le brûler. Après tout, c’est lui qui m’avait offert cette moto.
A terre, je regardais son corps fumant. Je compris que je l’avais tué pour de bon.