Ville blanche

Toute histoire commence un jour, quelque part, disons entre le soixante neuvième et le soixante huitième étage d’un immeuble à la façade de verre. Le jour chaud et sec, où cet homme au costume élégant, et aux chaussures en daim s’est précipité depuis le sommet du gratte ciel. Il n’a pas été poussé malgré les évidentes suspicions.
Cet homme est ー il est encore car sa chute n’a pas connu de fin pour l’instant ー extrêmement riche. Une fortune telle qu’il n’a jamais été concerné par la notion de travail, ou connu des interrogations sur ce qu’il pourrait ou ne pourrait pas, se permettre. Bien que cette fortune soit arrivée tardivement dans sa vie, elle est suffisamment importante pour agir rétrospectivement, jusque dans son enfance. Ainsi malgré qu’il n'ait connu l’opulence qu’a 35 ans, il profitait déjà de son luxe au berceau.

En ce moment il atteint le soixante cinquième étage et un certain trouble commence à l’envahir. Il faut comprendre le stress qu'occasionne cette descente. Ainsi, il est nécessaire d'abandonner l’homme à sa chute, et de se déplacer plusieurs mois dans son passé. Dans son passé personnel et intime, pas dans celui d’une tierce personne, ou alors une personne ayant exactement la même vie et le même destin que cet homme élégant.
Nous voilà quatre ans en arrière dans l’ovale d’un bureau décoré de plantes vertes. L'homme est là, assis entouré de piles de livres. Chacun des ouvrages sur le bureau de bambou, est le fruit d’une méticuleuse sélection. Depuis des années l’homme consacre sa fortune et ses efforts à réunir ces ouvrages, à choisir jusqu'à leur édition. Habituellement, ses préférences vont aux originaux mais quelquefois il s’oriente vers une impression de luxe, ou un exemplaire rare créé pour un événement, voir dans certains cas, une version bon marché bénéficiant d’une préface admirable.
Vous avez dû remarquer en parcourant ce bureau que la disposition des livres, leur agencement et leur superposition esquissent une trame qui pourrait être celle d’une ville. Le choix des ouvrages semble dans un premier temps arbitraire. Un certain nombre d’entre eux sont des classiques, sortes d’évidences littéraires qui ne se remarquent que par les éditions. Ce Don Quichotte, juste là, presque en bordure de la ville est un ouvrage récent en deux tomes illustrés par Dali. Dessus le Fictions de Borges dans sa version La Croix du Sud dirigée par Roger Caillois, fait les étages supérieurs de la pile. Au sommet on trouve La vie mode d’emploi dans une rare édition à la jaquette rose de 1979. L’homme élégant promène son regard au travers des allées entre les colonnes. Il essaie plusieurs parcours, s’imagine un instant tracer un chemin invisible entre les piles de papiers, y créer un alphabet invisible... éphémère.
Le voilà au quarante deuxième étage, il grelotte malgré la chaleur.
Deux ans en arrière, nous le retrouvons dans la même pièce. Le bureau est en verre à présent. Les plantes qui s’alignaient sagement contre les murs on été remplacées par de gros bacs de béton brut abritants des plantes grasses. Tous les livres sont là, sous une nouvelle forme. Les différentes éditions ont été effacées et ne restent que des ouvrages blancs de proportions différentes. Leur empilement est facilité par la régularité de leurs reliures. La table ressemble parfaitement... Sa respiration devient difficile, passant devant les fenêtres du trente-sixième... Parfaitement à une ville en miniature. Une cité blanche et son reflet dans le verre du bureau. Personne ne les ouvre, il est impossible de savoir si le texte est encore à l’intérieur des immeubles.
Encore un an et où sont les ouvrages blancs ? Il les a appris par coeur, il a lu tous les livres, il a lu tous les livres, sa chair est glacée malgré la chaleur. Il les connaît si bien qu’il peut marcher les yeux fermés dans leurs allées, traverser leurs rues, souriant courir dans leurs venelles. Il récite les textes de sa voix d’encre quelque part entre le vingtième et un autre étage, ses muscles endoloris. Il possède, il possède la bibliothèque cité. Protégée par lui seul, cachée dans les replis de sa veste. Il s’est défenestré parce qu'il connaît tous les livres par coeur, il court dans la rue brûlante et les façades de verre l’aveuglent. Cet immeuble blanc est plus grand qu’aucun autre ! A sa base Les Illuminations puis grimpe plus vite, Paterson, quatre à quatre, Splendide Hôtel, toujours plus vite il suffoque, Le K, le sommet sous les semelles de ses chaussures en daim. Le sommet Centurie, cent livres en un seul, dernier étage de ses savoirs. Il plonge.