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Nos dirigeants nous avaient promis une guerre éclair, si fulgurante que l'on ne se rendrait compte de rien. Au lieu de cela, nous eûmes à subir un des pires conflits de notre histoire contemporaine. Interminable et d'une violence effarante.

***

Nous étions parvenus au sixième mois de combats quand un dimanche d'automne, en fin d'après-midi, un représentant des autorités militaires vint frapper à notre porte. L'homme qui s'adressa à nous alla droit au but : nos ennemis progressaient sans faiblir. Le front était là, à deux cents kilomètres tout au plus. Mal à l'aise, il confessa l'impréparation de nos troupes qui, confrontées à ces légions écrasantes, armées jusqu'aux dents, ne faisaient pas le poids.
— Je vous demande d'évacuer les lieux sans attendre, car vous êtes désormais en danger. Partez ! déclara-t-il.
La façon dont le gradé prononça ce dernier mot en nous transperçant de son regard clair nous mit devant une certitude. C'était une question de vie ou de mort. Puis il tourna les talons pour informer nos voisins.

Aussitôt avec Milena, mon épouse, nous rassemblâmes nos affaires les plus précieuses que nous entassâmes dans quelques valises, et jusque très tard dans la nuit, nous rangeâmes machinalement la demeure comme nous l'aurions fait avant un départ en vacances. Dans les lueurs falotes du petit jour, sur le point de quitter les lieux, j'effectuai une dernière fois le tour de cette maison tranquille que nous ne retrouverions sans doute jamais dans son état présent. Tout était en ordre.
Je sentis ma gorge se nouer lorsqu'il fallut refermer doucement sur son clavier le couvercle du vieux piano sur lequel, pendant des années, inlassable, j'avais donné mes leçons. Au moment de rejoindre ma femme qui patientait dans la voiture, je crus percevoir dans le lointain, continu et assourdi, l'écho menaçant d'une canonnade.

Il fut décidé de prendre la direction du sud afin de rejoindre une branche familiale de Milena, des cousins agriculteurs que nous n'avions pas eu l'occasion de revoir depuis leurs noces, célébrées dix ans plus tôt. En chemin, nous voulûmes les prévenir de notre arrivée, mais déjà, tous les systèmes de transmission avaient été mis hors d'usage. Le parcours fut long et exténuant, jalonné d'encombrements gigantesques, fourmilières paniquées d'où il était impossible de s'extraire. Bien sûr, nous n'étions pas les seuls à décamper ; c'était presque toute une moitié du territoire qui larguait les amarres pour se mettre à l'abri et sauver sa peau.

Nous empruntâmes des petites routes et parvînmes enfin à bon port. En dépit du caractère tragique de la situation, je ne pus m'empêcher de sourire quand, à l'arrivée, je vis les mines décontenancées du cousin Jovan, de Ranka son épouse et de leurs deux jeunes enfants nous regardant descendre de l'auto flanqués de nos bagages dans la cour de leur ferme. Qu'allaient-ils bien pouvoir faire de ces citadins réfugiés ? Non seulement ils venaient d'un nord incertain, mais de surcroît, ils ne connaissaient rien à la terre.

On nous installa d'abord dans une petite annexe, laissée inoccupée depuis des lustres, après quoi nous fûmes invités à souper. À la faveur de ce repas, nous éclaircîmes la situation. Il allait de soi que durant ce séjour dont on ne pouvait estimer la durée, nous ne ferions qu'aider nos hôtes dans toutes leurs tâches quotidiennes. Et ce fut ainsi qu'à leur côté, nous apprîmes peu à peu à bêcher, à sarcler, labourer, semer, récolter... Autant d'actes dont nous sous-estimions la dimension physique. Le soir venu, notre fatigue était telle que nous ne trouvions même plus l'énergie de converser. Perclus de courbatures, il nous arrivait de nous mettre au lit alors que le soleil, lui, n'était pas encore couché.

Au bout de quelques mois, endurcis par la constance de ce labeur, nous acquîmes une certaine résistance. Un jour, Milena me fit remarquer combien mes mains avaient changé. Mes doigts fins de pianiste professionnel s'étaient en effet considérablement épaissis pour assurer la poigne solide d'un travailleur des champs.

***

Quatre ans plus tard, alors que je m'employais à nettoyer à grande eau un des bâtiments de l'exploitation, je vis le cousin Jovan traverser la cour pour venir dans ma direction. Il pressait le pas, son visage irradiant une lumière que je n'avais pas notée depuis son mariage avec Ranka. Arrivé devant moi, il me serra dans ses bras et déclara, passant des rires aux sanglots :
— La guerre est finie ! Cette putain de guerre est finie !
La nouvelle venait d'être annoncée à la radio. Dès le lendemain matin, nous nous rendîmes vers la bourgade la plus proche pour acheter différents journaux qui confirmèrent l'information. Face à la puissance des forces alliées venues nous soutenir, l'envahisseur n'avait eu d'autre choix que de capituler et de se rendre. Les troupes ennemies se retiraient tel l'immense reflux d'une marée d'équinoxe.

Avec Milena, nous comprîmes que le temps était venu de retrouver ce que nous avions laissé là-haut, dans ce Nord meurtri auquel nous n'avions jamais cessé de penser. Au moment de quitter la ferme, réunis tous les six devant notre voiture alourdie de valises, nous étions en pleurs, bouleversés par la force inattendue du lien qui s'était tissé entre nous depuis notre arrivée. Alors, pour ne pas rester sur cette note déchirante, nous fîmes à nos cousins la promesse de revenir les voir sans tarder, dès qu'une occasion se présenterait.

Le voyage du retour fut plus laborieux encore que celui de l'aller tant les routes, les ponts et les tunnels avaient été endommagés pendant le conflit. Toutefois, au matin du troisième jour, nous aperçûmes avec soulagement, se dessinant au loin sur un ciel limpide, la silhouette familière de notre petite cité.
Nous nous engageâmes, le cœur battant, dans la rue principale conduisant vers notre demeure et, déconfits, découvrîmes l'ampleur du désastre. Car si les bombardements alliés avaient miraculeusement préservé l'agglomération, celle-ci montrait tous les stigmates d'un pillage barbare perpétré par nos adversaires en déroute, humiliés et vaincus. Un nombre considérable d'édifices avaient été incendiés ; les autres se présentaient saccagés, balafrés d'inscriptions haineuses, leurs vitres brisées et leur mobilier réduit en morceaux, balancés sans ménagement sur la chaussée. En chemin, nous fûmes plusieurs fois arrêtés par des visages que nous connaissions. Défaits, la voix brisée, tous nous faisaient part de leur stupeur face aux actes de vandalisme qui n'avaient, a priori, épargné personne.
Nous parvînmes enfin devant notre maison. L'habitation semblait à première vue intacte, comme défendue par cette haute forteresse d'herbes folles qui avaient dévoré le jardinet durant notre absence. Je demandai à Milena de rester à l'abri dans l'auto, le temps de m'assurer qu'elle ne ferait aucune mauvaise rencontre, mais après avoir poussé la porte, je trouvai la demeure déserte et silencieuse, engourdie sous un épais tapis de poussière étouffant mes pas.
Anxieux, m'attendant au pire, je montai à l'étage pour inspecter les pièces ; il me sembla que rien n'avait été déplacé. Murs et objets ne conservaient l'empreinte d'aucune violence. On notait simplement que dans notre chambre, le lit était défait ; quelqu'un y avait dormi. Redescendu au rez-de-chaussée, je découvris sur la table de la cuisine deux bouteilles vides abandonnées avec trois verres, ceci confirmant le passage de visiteurs.
Soudainement, je voulus retrouver mon cher piano, ce compagnon de chaque jour qui m'avait tant manqué pendant nos années d'exil. Il était bien là, indemne et assoupi dans les ombres douces du salon. Sur le dessus de l'instrument, je remarquai en frémissant qu'un désordre anormal régnait dans mes partitions. Je vis aussi que sur le couvercle fermé du clavier, une feuille blanche se trouvait posée en évidence. Je m'en approchai. C'était un message, trois mots que le soldat étranger nous avait adressés avant de quitter les lieux. Quand je les lus, je fus saisi d'un trouble indicible, mes yeux ne pouvant se défaire du papier. Je compris dès lors pourquoi nous avions été préservés de cette sauvagerie effroyable. L'ennemi avait écrit dans notre langue, d'une main appliquée, presque enfantine :

Moi aussi, pianiste

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