Une soirée ordinaire

Toute histoire commence un jour, quelque part... Celle de Flato, jeune homme de vingt-trois ans , débuta à Neurbom, petite ville calme, qu'il quittera bien assez tôt, encore adolescent, pour  Kinshasa, ville chaude, trépidante et puante , que Flato malgré tout aimera  profondément pour son énergie, le dynamisme de ses habitants, et bien-sûr les œufs à la coque, les fameux «Maki ba tokisa», que vendaient de jeunes enfants des quartiers pauvres.  Le jeune homme , versé dans les arts plastiques dès l'enfance , menait une vie ambiguë, entre une grande discrétion dans la vie de tous les jours et un étalage de son quotidien sur les réseaux sociaux. Des milliers d'abonnés , mais des amis qui se comptent sur les bouts des doigts.  Ecartelé entre une fougue créatrice le jour et une tendance autodestructrice la nuit, Flato était un cas! Comme le disaient ses rares amis. Depuis deux ans, il se faisait appelé Flato_artiste, pareil à sa page Facebook. Tous les jours il se donnait à la poursuite de son plus grand but, rien de moins que devenir le plus grand artiste de l'histoire ! dès son réveil, il entamait ses compositions, poursuivait des corrections ou faisait  des finitions d'œuvres de la veille; bourreau de travail,il ne s'arrêtait pas avant le couché du soleil.

Tout seul dans cette marche forcée, en début de soirée, alors qu'il venait d'achever une belle œuvre sur bois, le jeune homme s'en alla boire un coup, dans un lieu où il avait ses habitudes, Une buvette qui n'avait pas de nom, pas très éloignée de chez lui. Des hordes d'habitués y accouraient chaque soir pour satisfaire leur irrésistible envie de boire. On y venaient pour se retirer, on y venaient pour se retrouver, retrouver des visages familiers; pas des amis, pas des gens qui allaient vous juger, juste des gens qui, eux au moins , vous adresseraient la parole sans préjugés ni méfiance, sans être intéressés par quelque possession qui vous appartienne.  Flato avait besoin de faire le vide, d' arrêter la machine puis de la relancer, avec une énergie nouvelle. Il croyait toujours en ses rêves des débuts, mais seul depuis ses dix-sept ans , loin  de sa ville natale de Neurbom , il vivait une période de doutes... Je vais tenter ma chance , avait-il dit à sa mère un soir, avant de prendre la mer , cap vers Kinshasa.

Ce soir là, Le DJ passait en boucle les meilleurs tubes du moment, toujours avec un volume raisonnable, jugeait Flato. Installé, il commença par commander une bière, sa préférée, au nom évocateur de Turbo, une bonne brune à 6,5% , capable de vous transporter d'abord doucement, puis à une vitesse prodigieuse dans de merveilleux firmaments à travers une trajectoire vertigineuse!

La serveuse portait une chemise blanche qui faisait penser à une chemise d'homme, dont elle laissa les trois boutons du haut ouverts, comme si elle servait ses seins ronds et fermes, à la place de la boisson.
- Tiens, prends aussi une bouteille, dit le jeune homme, en glissant discrètement quelques billets pliés en quatre dans le délicat sillon qui délimitait chacun des seins de la serveuse qui le gratifia d'un sourire comme celui qu'on lancerait à un amant qu'on voudrait attirer dans un coin sombre pour faire des choses interdites. Sur une autre table, des jeunes gens prennent du bon temps; l'un d'entre eux qui avait observé la scène dit à son voisin de droite: -- ce type là a un coup à jouer avec la serveuse, tout en pointant du doigt l'artiste. L'autre qui avait l'air bien avancé dans son taux d'alcoolémie hocha nonchalamment les épaules...son monde à lui était bien plus intéressant. Les tubes s'enchaînaient, la température montait, tout le monde était ,certes à des degrés divers, dans un état second: les langues se déliaient, les hanches aussi, et dans les coins les moins éclairés, des doigts suspects s'activaient sur des corps électrisés, voluptueux, consentants ou non. Seul Flato gardait son calme, son délire à lui était intérieur, peut-être même plus intense que celui de ceux qui s'agitaient plus qu'ils ne dansaient sur la piste . «Mama nangayi é ! » Chantaient-ils à tue-tête,de coeur avec les immenses baffles postés sur les quatres coins de l'endroit. La deuxième bouteille fut posée sur la table, puis la troisième, suivie de la quatrième. Accablé par un immense tourni, récompense inévitable de l'absorption d'une telle quantité d'alcool, Il se leva le sourire aux lèvres, et s'en alla en se frayant un chemin parmi les gens désorientés par l'alcool qui coulait à flot. L'ambiance ne lui plaisait plus, tout ça allait  trop loin pour lui qui, malgré tout , aimait mieux que tous gardent un minimum de correction, certaines choses ne devant se faire uniquement dans des lieux  plus adaptés. .. Flato n'était pas un ange, mais aimait respecter un certain ordre. De toutes les façons, en cette fin de soirée et dans l'état dans lequel il se trouvait, il fallait bien rentrer se coucher. Des formes humaines en mouvements frénétiques se présentaient devant lui, révélés à sa vue désormais imprécise par des lumières circulaires rouges et vertes, alors qu'il marchait vers la sortie. Des gens allaient être déçus, le jeune qui avait la cote auprès de la serveuse n'allait même pas en profiter... Par un miracle improbable, même l'ivresse ne nous fait pas oublier le chemin de notre chez nous, et Flato est un miraculé. Il entra, oublia de fermer la porte derrière lui, et se jetta sans attendre sur le lit mal fait, déjà plongé dans un sommeil si profond , qu'il n'entendra même pas la pluie qui s'abattra toute la nuit sur toute la ville.