Une nouvelle vie

Certains amis me surnomment Rafiki, et je dois dire que je me suis progressivement attaché à ce personnage à la fois sage et un peu fou. J'espère être un peu des deux dans mes écrits. Ah au ... [+]

Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne avait commencé à Cap Canaveral en Floride le 27 avril 2048, il y a cinquante ans.
Une longue période de dormance en état de cryogénisation, interrompue seulement par notre brève mission de six semaines sur la petite lune blanche de Jupiter : Europe. Durant ce laps de temps, notre équipe de six astronautes creusa son épaisse couche de glace pour descendre dans les profondeurs de son océan souterrain, à la recherche de la vie.

*

Notre retour sur Terre fut plutôt brutal. Lors de l’entrée atmosphérique je fus percuté à la tête par une télécommande mal fixée et je perdis connaissance. Quand, une fois au sol, on nous interrogea sur le déroulé de la mission, nos témoignages divergeaient. Pourtant, il fallait pouvoir retracer le film des évènements, car nous avions perdu tout contact avec la Terre avant même d’arriver en vue de Jupiter.
Le caisson d’échantillons dans lequel nous étions supposés avoir ramené de la vie extraterrestre des abysses d’Europe avait été perdu. J’expliquai qu’à la suite d’une collision avec un débris en orbite nous dûmes nous en séparer avant notre descente, mais tout le monde ne partageait pas mes souvenirs. Lisa, l’astronaute américaine, affirma que non seulement le caisson avait été désamarré durant la descente et avait donc été désintégré, mais qu’en plus de cela nous n’avions trouvé aucune trace de vie. Je protestai, abasourdi, mais on ne m’écouta que par politesse car mon choc à la tête jouait clairement en défaveur de ma lucidité. Ils n’étaient que deux à partager mon témoignage. Le premier, Alexeï, le russe, qui venait de faire un arrêt cardiaque, était dans un sale état. Sûrement un mauvais dégel, disait-on. Le second, Hao, le chinois, fut immédiatement renvoyé vers son pays en conflit ouvert avec les Etats-Unis après la séance de débriefing. Quant aux deux autres astronautes, ils avaient des souvenirs confus. Je suppliai les dirigeants de la NASA de tout mettre en œuvre pour récupérer ce caisson avant qu’il ne soit perdu, mais on me remercia en m’invitant poliment à prendre quelques jours d’acclimatation bien mérités.

*

Après ces évènements, Vijay, l’astronaute indien m’avait proposé de l’accompagner quelques jours à La Nouvelle-Orléans, histoire de nous changer les idées.
La moitié de la ville était sous les eaux à cause de la montée des océans, mais on avait réussi à préserver le Vieux Carré français grâce à de hautes digues.
En déambulant dans les rues je m’aperçus que ce qui était autrefois le dernier bastion rayonnant de la francophonie en Amérique avait été remis au goût du jour. Les pancartes des boutiques étaient en français. Des bribes de conversation dans la langue de Molière parvinrent même jusqu’à mes oreilles. Arrivé au café où m’attendait Vijay, je fus surpris de le trouver installé dans un fauteuil en train de lire un journal en papier.
-Tu ne lis pas encore le français ? Il va falloir t’y mettre.
-Tu ne crois pas si bien dire. Ma famille vient de Pondichéry, c’est un peu notre Nouvelle-Orléans à nous.
Lorsqu’il eut terminé ses œufs brouillés, Vijay s’éclipsa un instant. Quelques notes de Muggles emplissaient joyeusement l’atmosphère. Une chose sur la table attira alors mon regard. Le Washington Post que lisait mon ami titrait Le français qui a vu des extraterrestres. Dessous, une piètre caricature de moi-même dansant avec un petit homme vert, un drapeau tricolore à la main. Je lus les premières lignes et m’aperçus vite que j’étais porté à la une de la presse américaine comme une sorte de bouffon affabulateur. Vijay avait lu ça sous mon nez et il ne m’en avait sciemment rien dit. Quel genre d’ami avais-je là ?
Décidant d’aller prendre l’air dans ce qui restait du Bayou sauvage, je réglai l’addition et lui griffonnai un mot à la hâte.
Durant ma promenade, je reçus un appel de France pour m’inviter à l’Assemblée Nationale. Les députés souhaitaient entendre ce que j’avais à dire. J’allais donc pouvoir m’exprimer devant les représentants de la nation et les alarmer sur l’urgence de la situation. La France, par sa voix diplomatique ferait alors le nécessaire pour que la vérité soit entendue. Sans plus attendre, je repassai à l’hôtel et bouclai mes affaires avant de rejoindre l’aéroport.

*

Le vol fut bref. Le retour des avions supersoniques avait largement réduit leur durée. J’arrivai à Paris en début de nuit, et à peine jeté sur mon lit d’hôtel je peaufinai mon discours du lendemain.
Au petit matin, un taxi automatique me conduisait au Palais Bourbon. Sur un grand écran accroché à une façade je considérais le visage de la nouvelle Présidente de la République quand une chose au bord de la route me frappa. Des allées de palmiers et d’orangers bordaient plusieurs rues où nous passions. Une autre conséquence du réchauffement climatique. On avait d’ailleurs recouvert les murs de nombreux immeubles de tapis végétaux pour éviter les îlots de chaleur urbains. Paris était méconnaissable.
Une fois sous les ors du Parlement, je compris vite que mon public était loin d’être entièrement acquis à ma cause. Après un plaidoyer d’une vingtaine de minutes je me heurtai à de nombreuses questions des sceptiques et je ressortis avec l’impression d’avoir plus de détracteurs que d’alliés. Ma santé mentale après mon choc à la tête avait particulièrement fait jaser.
Déçu mais soulagé tout de même de quitter ce bocal de vipères, je m’apprêtais à faire quelques pas pour admirer la capitale lorsque je reçus un email plutôt inattendu. « Cher Samuel, nous devons nous voir très vite, j’ai beaucoup à vous dire. Venez chez moi si je ne viens pas à vous avant. Le temps nous est compté. Je vous expliquerai tout. T.Clay ». A ce moment précis un homme à la carrure de gorille m’interpella. Il plissait des yeux féroces et levait un bras en ma direction. J’eus à peine le temps de remarquer son brassard violet, qu’il se mit à courir vers moi. Sans plus attendre je m’enfonçai dans les rues du quartier, que je connaissais bien. Leur plan n’avait guère changé et je réussis à semer le colosse au bout de quelques minutes en me réfugiant dans un magasin de vêtements. Je vis à travers la baie vitrée qu’il s’éloignait en jetant des coups d’œil à tous les coins de rue. C’était maintenant clair, on m’en voulait personnellement. Je ne savais pas à qui mes propos pouvaient causer du tort, mais on comptait m’empêcher de parler. Un seul homme pouvait encore m’aider. Je sortis mon smartphone et l’adresse de Clay s’afficha.

*

Quelques heures plus tard, un drone me déposa devant une luxueuse villa face au lac de Côme. C’était ici que résidait notre richissime mécène. Celui sans qui nous ne serions sans doute pas allés sur Europe avant des décennies.
Après avoir passé un portail à contrôle digital et rétinien, je gravis une volée de marches en pierre pour me retrouver devant une imposante porte de chêne. Un vieux laquais me fit entrer, et je demandai à voir Thomas Clay sur son invitation expresse. Il parut désorienté.
-Je suis navré mais monsieur Clay a fait cryogéniser son corps il y a une vingtaine d’années maintenant. Il était atteint d’une maladie incurable et a remis son destin dans les mains de la science en attendant qu’elle découvre un moyen de le soigner.
Je fus complètement médusé. Clay cryogénisé ?! C’était impossible ! On s’était moqué de moi depuis le début !
-On va toutefois vous recevoir, si vous voulez bien patienter un instant.
Il s’éclipsa d’un pas claudiquant et me laissa en compagnie d’un garde du corps à la mine sombre. Un détail me sauta immédiatement aux yeux : il portait un brassard violet. Mon sang ne fit qu’un tour. Je m’étais jeté tout droit dans la gueule du loup ! Je devais m’échapper d’ici avant de finir aux oubliettes de l’histoire.
Prétextant une envie pressante je me fis indiquer les toilettes. Je me glissai dehors par la fenêtre et traversai les jardins avec précaution. Une fois sur la berge, je me jetai dans une vedette et démarrai en trombe. Je n’avais pas fait dix mètres que trois hommes en noir et brassards violets étaient déjà à mes trousses à bord d’une autre vedette. Les bateaux filaient sur l’eau avec une vitesse et une stabilité impressionnantes. Mes poursuivants ne semblaient pas plus rapides, mais un pilotage plus aguerri les avait rapprochés à quelques mètres seulement. Bientôt nous fumes en vue du bout du lac. Je commençais à distinguer les bâtiments de la ville de Côme lorsqu’un éclair me traversa l’esprit. Je saisis à deux mais le bidon d’essence rangé sous le tableau de bord et je jetai de toutes mes forces en direction de mes poursuivants. Le pilote le prit en pleine figure et le bateau fit une violente embardée sur la gauche. Le temps qu’il se redresse j’avais une bonne longueur d’avance et bientôt je mis pied à terre en offrant ma vedette à un jeune homme qui ne demandait pas mieux que d’aller faire un petit tour sur le lac. Quant à moi, je m’enfonçai dans la ville en quête d’un lieu calme où je pourrais retrouver mes esprits. A bout de souffle je m’arrêtais sous un porche dans une allée peu fréquentée. Je sortis mon précieux allié de ma poche et m’aperçus que mon collègue Themba avait répondu à ma sollicitation. Il me demandait le rejoindre en Afrique du Sud, un pays sûr où l’on ne viendrait pas me chercher. Il m’hébergerait et veillerait à mon confort. Las, je ne savais plus à quel saint me vouer. Cette invitation semblait une fois de plus trop belle pour être une coïncidence. J’avais l’impression de me faire mener en bateau par les quelques êtres qui m’étaient encore familiers dans cette nouvelle vie. Mais ne voyant pas d’autre alternative, je résolus à y aller tout de même.

*

A Durban, Themba m’attendait personnellement à l’aéroport. Il m’expliqua comment ce pays, qui avait naguère un des plus hauts taux de criminalité de la planète était devenu un véritable havre de paix et un modèle social en Afrique et dans le monde. Ses habitants avaient su faire de sa diversité culturelle, ethnique et linguistique une richesse qui colorait enfin ce pays comme l’avait annoncé son drapeau, des années auparavant. Mon ami me conduisit dans la villa héritée de ses parents, en bordure des beaux quartiers, là où commençait une jungle luxuriante. Il me présenta Akpena, qui habitait la somptueuse maison d’en face et qui était gentiment venue l’accueillir à son arrivée dans la villa. La pétillante blonde m’adressa un sourire gracieux. C’était elle qui lui avait raconté ce qu’était devenue la nation arc-en-ciel aujourd’hui et comment on y vivait. La jeune femme travaillait dans un nouveau domaine très prometteur, la neuro-ingénierie. Elle m’apprit qu’on était désormais capable de connecter des ordinateurs au cerveau humain et de les faire interagir. Cette discipline toute jeune permettait déjà de réparer certaines fonctions cognitives ou de plonger le cerveau dans une sorte d’univers simulé par la machine. Ses possibilités semblaient aussi folles que vertigineuses. Akpena possédait une de ces machines chez elle et l’avait même fait essayer à Themba. Il en était ressorti époustouflé.
-Si cela vous intéresse je peux vous faire essayer.
Cette proposition tombait à pic pour moi qui ne rêvais que de m’évader un tant soit peu de cette nouvelle vie cauchemardesque. C’est ainsi que l’après-midi même, je me retrouvai installé dans une salle aux allures de cabinet médical. Akpena me déposa un casque sur la tête et m’injecta un anesthésiant. J’avais demandé si on pouvait simuler des souvenirs. Ce n’était apparemment pas les univers les plus stables mais l’expérience pouvait être tentée.
La jeune femme sortit un instant de la pièce pour prendre un appel. Derrière la porte entrouverte je parvins à entendre la conversation :
-...oui il est bien là. Ne vous inquiétez pas, il risque de ne plus bouger pendant un bon moment ! Vous pourrez passer d’ici une ou deux heures, bien sûr.
A qui s’adressait-elle ? Allait-on venir me chercher ? Avais-je été vendu par mon dernier ami ? Je voulus me lever mais mes jambes ne répondaient plus. Je sombrai déjà dans un profond sommeil fait de vide et d’étoiles.
Le froid m’envahit. J’avais les deux pieds posés à la surface glacée d’Europe. Devant moi, couvrant la moitié de l’horizon de son gigantesque disque rayé de rouges et de blancs, Jupiter se dressait dans toute sa majestuosité. Soudain, le sol se fissura entre mes pieds et je glissai dans une chute interminable avant de plonger dans l’océan, puis plus rien.

*

La chaleur d’une main sur mon poignet me ramena à la réalité. Je vis deux yeux verts que connaissais. Mais sur un visage différent.
-Bonjour Samuel. Je suis Timothy Clay
-Vous êtes...le fils de Thomas Clay ?! crus-je comprendre, ébahi.
-Lui-même. Heureux de vous rencontrer enfin. La machine que vous venez d’utiliser a permis de réparer les petits dégâts occasionnés par votre choc lors du retour sur Terre. Au final seulement quelques lésions ayant accentué...votre paranoïa. Le même examen a été pratiqué à tous vos collègues, et il se trouve que Lisa présentait les lésions les plus graves au niveau de la mémoire à cause des effets secondaires de la cryogénisation. A ce propos, après vérification des enregistrements, la NASA a officiellement validé votre version des faits.
Le soulagement fut tel que je retombai dans mon fauteuil.
-Mais alors pourquoi ne m’avoir rien dit plus tôt ?
-Ce n’est pas faute d’avoir essayé ! Mais vous vous faufiliez comme une anguille entre mes doigts. A Paris, un de mes hommes a tenté de vous approcher et vous vous êtes enfui. Puis quand vous êtes venu chez moi en Italie vous n’avez pas attendu que je vous reçoive pour détaler sur l’une de mes vedettes.
Je me sentis soudain vert de honte.
Clay m’invita à me lever pour aller faire quelques pas sur la plage toute proche. Une question me brûlait encore les lèvres :
-Savez-vous si on pourra récupérer le caisson ?
-Il est en orbite autour de la Terre. On le suit attentivement. Il nous reste dix-huit jours pour le récupérer avant qu’il ne se désintègre en retombant au sol. Les meilleurs ingénieurs sont au travail, et si tout se passe comme prévu cette si précieuse cargaison pourrait bien être sauvée.
Le soleil s’inclinait déjà sur l’horizon doré. Nous dépassâmes un groupe d’enfants occupés à construire des châteaux de sable.
-Vous savez, je suis issu d’une famille qui a réussi selon la vision occidentale et archaïque du monde. De nouvelles formes de société pullulent désormais, vous aurez tout le temps de les découvrir. Les valeurs patriarcales telles que l’argent, qui dominait la planète il y a quelques décennies, ont été délaissées par beaucoup pour tenter de fonder un monde plus juste. Certes, de nombreux conflits ravagent encore la planète. Mais comme mon père, je crois profondément en l’humanité, et je crois aussi que nous avons parfois besoin d’une petite étincelle pour nous faire lever les yeux et nous redonner un peu d’espoir.
Ce moment est tout proche, Samuel, car aujourd’hui plus que jamais, quelque part au-dessus de nos têtes, quelque chose d’incroyable attend d’être connu.