Un oiseau s'endort
parasol de sa propre ombre
sur le sol de sable
Une meurtrière. Des flèches de plasma s'en échappaient, fendant l'air vicié de leur sifflement aigu. Elles atteignaient des cibles distinctives des Poches : de vieux panneaux publicitaires. Le jeu consistait à éteindre, l'une après l'autre, les loupiotes qui les coiffaient, avant de brûler vive l'installation entière.
Jibril regardait, contemplatif, les gamins et les gamines s'adonnant à cette activité que leurs parents, de leur vivant, auraient réprimandé. Mais les Poches avaient depuis longtemps perdu espoir quant aux Adultes Évaporés. Et les Écrans affichaient de moins en moins les avis de recherche.
Le Haut – des adultes sans enfants, gérant peu ou prou les affaires des Poches, et ne disparaissant pas – préférait les utiliser pour tenter de communiquer avec le Stantin, au Sud, région autrement plus riche.
Jibril soupira en y pensant. Ni adulte, ni enfant, il oscillait entre deux mondes, entre deux configurations, entre espoir de s'en sortir et peur de se volatiliser.
« Dans les deux cas, on s'en sort, non ? »
La phrase provenait d'une Poche en contrebas, unie au Бельведер* par une fissure. Les failles relient les âmes oscillantes.
Jibril, étonné, ne sut d'abord quoi répondre. Il hésita avant de bredouiller : « Vous m'avez entendu ?
— Je t'ai même reconnu. Et toi ? une voix suave et amusée demanda-t-elle.
— Malheureusement, non... avoua-t-il.
— C'est normal, je ne me suis pas encore présentée.
— Je ne me suis pas présenté non plus... Qu'est-ce que... »
Jibril laissa la fin de sa phrase en suspens, délibérément. La personne la complèterait si elle le désirait.
« J'étais en train de méditer. Ces enfants... Nous n'en sommes plus, et pourtant toi comme moi on a envie de les rejoindre, non ? »
Désarçonné, l'ex-Enfant des Poches atermoya encore :
« Oui et non ? Lancer des flèches, c'est amusant, mais je préfère... »
Il allait dire « hacker des Écrans ». Ne sachant pas à qui – à quoi ? – il avait affaire, il réorienta sa phrase :
«... d'autres jeux.
— J'avoue. Vu comme ça... Genre, hacker des Écrans ?
— L'Oural m'en préserve !
— L'Oural soit Rrrebâti. »
Écarquillant ses mirettes, Jibril rigola allègrement. C'était le « Kɔd » des Margiñ@s**, dont seuls avaient connaissance les Margiñ@s eux-mêmes et leurs admirateurs secrets du Pied-d'Oural.
« Méditons ensemble, voulez-vous ? », dit-il d'un ton enjôlé.
Ce genre d'opportunité n'advenait pas tous les jours, au cœur des Ruines de Perm. Un contact avec les Margiñ@s, ces rebelles invétérés et délurés, ces artistes de la lumière au creux de l'ombre, ces personnes formidables qui...
D'un coup, Jibril cessa d'humer l'hymne que, quelques années auparavant, il n'osait même pas lire.
La femme était nue, installée sur un tapis molletonné, agitant flegmatiquement un bouquet qui répandait une odeur apaisante. Sauge, mélisse, peut-être ? Ainsi que des fleurs qu'il n'avait jamais aperçues.
Déshabillée, particulièrement. Il ne faisait pas très froid, mais tout de même ! Les vents sont rudes, même en été, par ici. Jibril ne fit cependant pas de commentaire. La femme avait l'air rasséréné des personnes que rien au monde ne peut perturber, alors que les occasions n'avaient pas dû manquer.
« Jēra, ou Jēran, c'est comme tu veux. Sōwilō, cela me va aussi.
— Ce sont de très beaux noms.
— La beauté s'évapore pour rejoindre le néant. Comme les flèches des enfants.
— Comme moi lorsque je serai adulte et... »
Jēra(n)/Sōwilō émit un son si neutre, mais si chargé en énergie, que Jibril en arrêta sa phrase.
« Vous comptez vraiment vous laisser faire ? demanda-t-elle avec bienveillance.
— Comment peut-on y échapper ? s'enquit-il avec espoir et inquiétude.
— Rejoignez-moi dans le Stantin. Devenez un Margiñ@s. Faites comme moi. Aidez les presqu'adultes à nous rejoindre. »
Les Margiñ@s n'étaient pas connus pour tourner autour du pot. Ils allaient droit au fait, tels des flèches.
« Je veux bien, mais...
— Vous pensez aux Écrans, pas vrai ?
— À ce qu'ils pourraient m'apprendre. Si j'arrivais à échapper à l'Évaporation, ne serait-ce qu'un seul jour, je pourrais...
— Oui, mais non.
— Mais j'élabore ce stratagème depuis tellement de temps déjà ! Si près du but...
— Sais-tu quand exactement tu seras adulte ? »
Le jeune homme dut l'admettre : « Non. »
À ce moment-là, Jēran frissonna.
« Vous avez froid ?
— Mal.
— Merde, je n'avais pas remarqué !
— Pourtant, c'est visible, une blessure plasma, non ?
— J'étais concentré sur...
— Peu importe. Tu as une voiture ?
— Oui.
— Je veux aller quelque part. »
En emmitouflant Jēran dans son tapis, Jibril ne put s'empêcher de penser que ses cicatrices encore tièdes ressemblaient à des feuillages, à des arbustes à baies — à une micro-forêt palpitante avec, en son centre... une meurtrière.
Sōwilō s'assoupit vite, et resta endormie malgré les cailloux et les cahots. Jibril était préoccupé. Arriverait-il à bon port, à temps surtout, avec les maigres indications procurées par la blessée ?
Avant de porter celle-ci, il la réveilla délicatement. Jēran soupira d'aise, puis de douleur. Ses brûlures lui envoyaient d'aiguës ondes électriques dans l'échine. « Il faudra sauver ces enfants, le jour venu », articula-t-elle.
« Tu ne leur en veux pas ? Jibril s'étonna-t-il.
— Au contraire. J'ai une grande affection à leur égard, affirma-t-elle, haletante mais allègre.
— Oh, moi aussi ! Mais j'aurais quelque ressentiment si l'un d'eux...
— Mouna n'est pas une meurtrière.
— Tu connais Mouna ? »
Sōwilō défaillit avant de pouvoir répondre. Ce mystère se résoudrait peut-être ultérieurement. Pour le moment, il fallait l'amener dans la cahute se dressant incertainement sur des pilotis sûrement échancrés.
Au moment où Jibril s'apprêtait à s'agripper à un barreau, une tête émergea. Une personne, les cheveux poussiéreux, allongée sur le palier, le fixait curieusement, sa figure seule dépassant.
Elle l'interpella :
« Monsieur Aguène ? »
Jibril commençait à être habitué à ce qu'on le reconnaisse.
« Sōwilō a besoin d'aide.
— Elle vous a communiqué ce nom ?
— Euh, oui.
— C'est bien. C'est très bien. Faites-la monter, je m'en occupe. »
Von Kraft était son nom. Ou, en tout cas, c'était ce qui était écrit au-dessus de sa... porte ? Disons de l'entrée de sa cahute. La personne confirma son identité. Elle évitait les adjectifs genrés, leur préférant les épicènes, voire les verbes. Jibril s'efforça de faire de même, afin de ne pas la mégenrer.
« Vous saurez la soigner ?
— Bien sûr, je soigne depuis longtemps. Et... c'est mon amie, je la connais.
— Je ne la connais pas, et je ne vous connais pas, mais je vous fais confiance. »
Sur ces mots, le travail débuta. Von Kraft plaça ses mains en triangle, ses paumes contre le bas du dos de Jēran, fronça les sourcils et entra dans une extase semblable à rien de ce que Jibril n'avait déjà vu.
Son prochain geste fut d'empoigner Jibril par le poignet, d'une main, gardant l'autre sur le corps de la blessée. Une vision accapara « Monsieuuur Aguèèène », comme Von Kraft le susurra rauquement.
Les deux personnes réaperçurent, en esprit, Sōwilō sur son tapis, son bouquet, et, surtout, la micro-forêt, les feuillages, les arbustes à baies... et la meurtrière, sise en son centre.
Von Kraft dévisagea son assistant, et lui supplia de ne jamais oublier cette vision ; puis lui intima quelque chose de plus étrange encor :
« Tu iras chercher Mouna. Pendant ce temps, les fleurs pousseront sur Sōwilō, je la tatouerai pour l'y aider mais elles ne cesseront de fleurir, de faner, et de refleurir sur son dos. Je crains que la Magie ne soit en train de revenir. Mouna n'est pas une meurtrière... C'est la porte ouverte au refleurissement de notre monde.
— Mais...
— Si, nous sommes dans un monde magique. Va chercher Mouna, s'il te plaît. Le monde en a besoin... »
C'était Jēran qui avait parlé. Elle laissa sa main gauche fureter dans son dos, récolter un bouquet, et le tendre à Jibril. « Cadeau pour Mouna. »
Et Sōwilō bascula sur le côté, se pelotonna, et se rendormit aussitôt.
________
* « Belvédère », en russe.
** Prononcer « Code », à la française, et « Margiños y Margiñas », à l'espagnole.
Jibril regardait, contemplatif, les gamins et les gamines s'adonnant à cette activité que leurs parents, de leur vivant, auraient réprimandé. Mais les Poches avaient depuis longtemps perdu espoir quant aux Adultes Évaporés. Et les Écrans affichaient de moins en moins les avis de recherche.
Le Haut – des adultes sans enfants, gérant peu ou prou les affaires des Poches, et ne disparaissant pas – préférait les utiliser pour tenter de communiquer avec le Stantin, au Sud, région autrement plus riche.
Jibril soupira en y pensant. Ni adulte, ni enfant, il oscillait entre deux mondes, entre deux configurations, entre espoir de s'en sortir et peur de se volatiliser.
« Dans les deux cas, on s'en sort, non ? »
La phrase provenait d'une Poche en contrebas, unie au Бельведер* par une fissure. Les failles relient les âmes oscillantes.
Jibril, étonné, ne sut d'abord quoi répondre. Il hésita avant de bredouiller : « Vous m'avez entendu ?
— Je t'ai même reconnu. Et toi ? une voix suave et amusée demanda-t-elle.
— Malheureusement, non... avoua-t-il.
— C'est normal, je ne me suis pas encore présentée.
— Je ne me suis pas présenté non plus... Qu'est-ce que... »
Jibril laissa la fin de sa phrase en suspens, délibérément. La personne la complèterait si elle le désirait.
« J'étais en train de méditer. Ces enfants... Nous n'en sommes plus, et pourtant toi comme moi on a envie de les rejoindre, non ? »
Désarçonné, l'ex-Enfant des Poches atermoya encore :
« Oui et non ? Lancer des flèches, c'est amusant, mais je préfère... »
Il allait dire « hacker des Écrans ». Ne sachant pas à qui – à quoi ? – il avait affaire, il réorienta sa phrase :
«... d'autres jeux.
— J'avoue. Vu comme ça... Genre, hacker des Écrans ?
— L'Oural m'en préserve !
— L'Oural soit Rrrebâti. »
Écarquillant ses mirettes, Jibril rigola allègrement. C'était le « Kɔd » des Margiñ@s**, dont seuls avaient connaissance les Margiñ@s eux-mêmes et leurs admirateurs secrets du Pied-d'Oural.
« Méditons ensemble, voulez-vous ? », dit-il d'un ton enjôlé.
Ce genre d'opportunité n'advenait pas tous les jours, au cœur des Ruines de Perm. Un contact avec les Margiñ@s, ces rebelles invétérés et délurés, ces artistes de la lumière au creux de l'ombre, ces personnes formidables qui...
D'un coup, Jibril cessa d'humer l'hymne que, quelques années auparavant, il n'osait même pas lire.
La femme était nue, installée sur un tapis molletonné, agitant flegmatiquement un bouquet qui répandait une odeur apaisante. Sauge, mélisse, peut-être ? Ainsi que des fleurs qu'il n'avait jamais aperçues.
Déshabillée, particulièrement. Il ne faisait pas très froid, mais tout de même ! Les vents sont rudes, même en été, par ici. Jibril ne fit cependant pas de commentaire. La femme avait l'air rasséréné des personnes que rien au monde ne peut perturber, alors que les occasions n'avaient pas dû manquer.
« Jēra, ou Jēran, c'est comme tu veux. Sōwilō, cela me va aussi.
— Ce sont de très beaux noms.
— La beauté s'évapore pour rejoindre le néant. Comme les flèches des enfants.
— Comme moi lorsque je serai adulte et... »
Jēra(n)/Sōwilō émit un son si neutre, mais si chargé en énergie, que Jibril en arrêta sa phrase.
« Vous comptez vraiment vous laisser faire ? demanda-t-elle avec bienveillance.
— Comment peut-on y échapper ? s'enquit-il avec espoir et inquiétude.
— Rejoignez-moi dans le Stantin. Devenez un Margiñ@s. Faites comme moi. Aidez les presqu'adultes à nous rejoindre. »
Les Margiñ@s n'étaient pas connus pour tourner autour du pot. Ils allaient droit au fait, tels des flèches.
« Je veux bien, mais...
— Vous pensez aux Écrans, pas vrai ?
— À ce qu'ils pourraient m'apprendre. Si j'arrivais à échapper à l'Évaporation, ne serait-ce qu'un seul jour, je pourrais...
— Oui, mais non.
— Mais j'élabore ce stratagème depuis tellement de temps déjà ! Si près du but...
— Sais-tu quand exactement tu seras adulte ? »
Le jeune homme dut l'admettre : « Non. »
À ce moment-là, Jēran frissonna.
« Vous avez froid ?
— Mal.
— Merde, je n'avais pas remarqué !
— Pourtant, c'est visible, une blessure plasma, non ?
— J'étais concentré sur...
— Peu importe. Tu as une voiture ?
— Oui.
— Je veux aller quelque part. »
En emmitouflant Jēran dans son tapis, Jibril ne put s'empêcher de penser que ses cicatrices encore tièdes ressemblaient à des feuillages, à des arbustes à baies — à une micro-forêt palpitante avec, en son centre... une meurtrière.
Sōwilō s'assoupit vite, et resta endormie malgré les cailloux et les cahots. Jibril était préoccupé. Arriverait-il à bon port, à temps surtout, avec les maigres indications procurées par la blessée ?
Avant de porter celle-ci, il la réveilla délicatement. Jēran soupira d'aise, puis de douleur. Ses brûlures lui envoyaient d'aiguës ondes électriques dans l'échine. « Il faudra sauver ces enfants, le jour venu », articula-t-elle.
« Tu ne leur en veux pas ? Jibril s'étonna-t-il.
— Au contraire. J'ai une grande affection à leur égard, affirma-t-elle, haletante mais allègre.
— Oh, moi aussi ! Mais j'aurais quelque ressentiment si l'un d'eux...
— Mouna n'est pas une meurtrière.
— Tu connais Mouna ? »
Sōwilō défaillit avant de pouvoir répondre. Ce mystère se résoudrait peut-être ultérieurement. Pour le moment, il fallait l'amener dans la cahute se dressant incertainement sur des pilotis sûrement échancrés.
Au moment où Jibril s'apprêtait à s'agripper à un barreau, une tête émergea. Une personne, les cheveux poussiéreux, allongée sur le palier, le fixait curieusement, sa figure seule dépassant.
Elle l'interpella :
« Monsieur Aguène ? »
Jibril commençait à être habitué à ce qu'on le reconnaisse.
« Sōwilō a besoin d'aide.
— Elle vous a communiqué ce nom ?
— Euh, oui.
— C'est bien. C'est très bien. Faites-la monter, je m'en occupe. »
Von Kraft était son nom. Ou, en tout cas, c'était ce qui était écrit au-dessus de sa... porte ? Disons de l'entrée de sa cahute. La personne confirma son identité. Elle évitait les adjectifs genrés, leur préférant les épicènes, voire les verbes. Jibril s'efforça de faire de même, afin de ne pas la mégenrer.
« Vous saurez la soigner ?
— Bien sûr, je soigne depuis longtemps. Et... c'est mon amie, je la connais.
— Je ne la connais pas, et je ne vous connais pas, mais je vous fais confiance. »
Sur ces mots, le travail débuta. Von Kraft plaça ses mains en triangle, ses paumes contre le bas du dos de Jēran, fronça les sourcils et entra dans une extase semblable à rien de ce que Jibril n'avait déjà vu.
Son prochain geste fut d'empoigner Jibril par le poignet, d'une main, gardant l'autre sur le corps de la blessée. Une vision accapara « Monsieuuur Aguèèène », comme Von Kraft le susurra rauquement.
Les deux personnes réaperçurent, en esprit, Sōwilō sur son tapis, son bouquet, et, surtout, la micro-forêt, les feuillages, les arbustes à baies... et la meurtrière, sise en son centre.
Von Kraft dévisagea son assistant, et lui supplia de ne jamais oublier cette vision ; puis lui intima quelque chose de plus étrange encor :
« Tu iras chercher Mouna. Pendant ce temps, les fleurs pousseront sur Sōwilō, je la tatouerai pour l'y aider mais elles ne cesseront de fleurir, de faner, et de refleurir sur son dos. Je crains que la Magie ne soit en train de revenir. Mouna n'est pas une meurtrière... C'est la porte ouverte au refleurissement de notre monde.
— Mais...
— Si, nous sommes dans un monde magique. Va chercher Mouna, s'il te plaît. Le monde en a besoin... »
C'était Jēran qui avait parlé. Elle laissa sa main gauche fureter dans son dos, récolter un bouquet, et le tendre à Jibril. « Cadeau pour Mouna. »
Et Sōwilō bascula sur le côté, se pelotonna, et se rendormit aussitôt.
________
* « Belvédère », en russe.
** Prononcer « Code », à la française, et « Margiños y Margiñas », à l'espagnole.
Merci pour elle ! 😃🧠
J ai également un texte en lice...
C'est un récit original.
Merci pour ce commentaire !
Heureux d'avoir su retranscrire le côté "action" !