Une histoire sacrée

Toute histoire commence un jour, quelque part. Chacune d’elles a une part d’aléa qui d’ordinaire surgit au moment où on s’y attend le moins et met en défaut des analyses déterministes. L’histoire d’Arthur qui prend corps à Bafou au crépuscule du second millénaire ne confirmera pas cette pseudo-règle de vicissitude : elle n’en constitue guère une exception.
L’année 2000 sonnée, Arthur est âgé de sept ans. Mais déjà, il se distingue du commun en tout point. A cet âge, son maniement de la langue de Molière découvre la beauté de celle-ci et ne manque pas de donner force à ses mots ; sa maîtrise de la géographie du globe est loin d’être embryonnaire : capitales, superficies et populations de tous les Etats du monde sont bien rangés dans quelques octets de sa mémoire et aucun peuple ne lui est étranger du point de vue culturel ; à la demande, Arthur narre les grandes lignes de l’évolution de l’univers depuis la préhistoire : le jeune homme a appris sa leçon et bien au-delà. D’une manière générale, le jeune garçon fait déjà montre d’un grand potentiel d’apprentissage et d’une connaissance profonde des sciences douces ; mais cela n’est rien comparé à son intimité avec les sciences exactes : Arthur est fou de mathématiques et elles lui retournent bien la pareille. Il est malgré tout, un garçon bien équilibré qui sait devoir allégeance à ses parents. Le caractère lisse de son visage, la candeur de son regard et la largesse de son sourire laissaient déjà entrevoir cette attitude d’obéissance. La nature avait tout donné à Arthur : les adjectifs « beau », « affable » et « intelligent » n’avaient peut-être jamais été autant à-propos. L’année 2000 est aussi pour Arthur celle de passage de l’école publique de Bafou au collège St Albert de la ville de Dschang. Trois ans plus tard, le jeune collégien est major national à l’examen BEPC alors qu’il le présente en classe de quatrième. C’est donc à l’âge de 11 ans que le jeune crack démarre la classe de seconde C qu’il achève haut la main, coiffant au passage les cadets de classes inférieures au poteau en maintenant sa place de premier élève du collège, fait qui éberlua l’ensemble de ses camarades de classe, en particulier Michel qui n’avait pas eu l’accès à la classe supérieure. En 2007, le jeune prodige est major national au Bac C avec une moyenne générale tutoyant les 19/20. L’année académique suivante, il est reçu dans la meilleure école d’ingénierie de son pays. Pendant une demi-dizaine d’années dans cet établissement, les exploits d’Arthur ont parlé au défaut de sa voix... Oh le jeune Arthur, toujours aussi brillant et humble ! Au bout donc de cinq années, Arthur est ingénieur de conception et la famille organise une fête grandiose pour marquer vive satisfaction et profonde reconnaissance au ciel. Tout le monde déroule le futur d’Arthur comme une liste d’épicerie et lui-même se laisse aller à ce jeu : ils entrevoient un CDI avec un salaire renversant dans les tout prochains jours, l’achat d’un véhicule taillé pour un ingénieur de son rang dans les deux ans, le mariage dans les trois ans, la venue au monde du premier bébé pas plus d’un an après le mariage et la construction d’un modeste duplex au plus cinq ans après le diplôme. Mais tout cela c’est sans compter sur l’aléa, cet ennemi invisible et imprévisible qui s’invite lorsqu’on l’attend le moins et bouleverse de nombreuses prévisions, fussent-elles au départ les plus logiques.
Après quelques jours de paisible repos, sûr de sa compétence et fort de son diplôme, Arthur compare les entreprises du domaine de la mécanique numérique afin de faire le choix de celle dans laquelle il exercera. Son dévolu est très vite jeté sur NumIng, le leader du secteur. Le jeune ingénieur monte un dossier de candidature spontanée qu’il dépose au service courrier de la compagnie. Plein d’enthousiasme, il est désormais scotché à son téléphone dans l’attente d’une notification. Quatre semaines s’écoulent sans qu’Arthur n’ait reçu la moindre notification de NumIng ; plutôt que de provoquer la vibration de son smartphone par appel, mail ou SMS, l’entreprise fait vibrer Arthur d’incompréhension : l’ingénu pour qui tout s’est jusqu’ici fait de façon naturelle est au bord de la dérive. La veine semble avoir filé à l’anglaise... Mais Arthur ne baisse pas pour autant les bras et se dit en lui-même : « si les choses peinent à marcher avec NumIng, elles rouleront certainement avec ses congénères ». Le jeunot monte quatre dossiers de candidatures spontanées qu’il adresse à d’autres entreprises du secteur. Cependant, les résultats ne sont pas plus reluisants : onze mois se vident sans qu’aucune réponse, fût-elle négative, ne soit adressée à Arthur. Voilà une année que l’intello est ingénieur de conception en mécanique numérique, une année que tout a basculé. Au moment où point à l’horizon la date anniversaire de cette gradation, Arthur est profondément ébranlé et sombre dans la dépression, d’autant plus que certains de ses camarades, pour l’essentiel moins brillants réalisent ses rêves à lui : ils ont un boulot bien rémunéré et à la mesure de leurs compétences. Au-dedans de lui-même retentissent des commentaires du genre : « Mais qu’ai-je fait pour mériter ce supplice ? Pourquoi les autres réussissent et pas moi ? C’est donc ici que devait me conduire ma bravoure ? Au milieu de toute cette prospérité d’autrefois, aurais-je seulement pu présager que ce malheur m’allait arriver ? Et si tout ceci n’était que prémices à un plus douloureux précipice ? ». Environ six mois après avoir réalisé que les choses pouvaient demeurer ainsi et même aller de mal en pis, contre toute attente, Arthur reçut un mail de NumIng l’invitant à un entretien, de quoi lui procurer un regain de vigueur. D’un enthousiasme débordant, il se voyait de nouveau à quelques encablures de son rêve ; pour lui, tout était joué. Mais ne dit-on pas d’un certain animal qu’on ne devrait pas en vendre la peau avant de l’avoir dépecé ? Un mardi de février 2009, la tête bien coiffée, vêtu d’un costume sombre taillé sur mesure, au col dont la générosité laisse découvrir sa splendide cravate noire posée sur une élégante chemise blanche, Arthur arbore une paire noire bien cirée. Sur son trente-et-un, l’infortuné se rend tête haute à l’entretien ; il est 08 heures lorsqu’il est reçu. Les échanges vont bon train et l’ours semble mort et enterré. Arthur se voit bientôt cadre chez NumIng, cela jusqu’à ce que la question d’expérience professionnelle soit abordée. « Quelle activité menez-vous depuis bientôt deux ans que vous êtes ingénieur ? » demande un responsable de l’entreprise. Voilà qui cloua le bec à Arthur ; il faut dire que ce bec ne fût cloué qu’au figuré car au propre, la bouche d’Arthur était grandement ouverte de stupéfaction, point d’achèvement des sueurs froides qui prenaient naissance sur son front. Simple excuse ou motif fondé, ce manque d’expérience milita pour le rejet de la candidature du jeune ingénieur : tel un phœnix renaissant de ses cendres, l’ours était bien vivant. Au bout de ce premier entretien manqué, Arthur entreprit de procéder à des demandes de stage dans le but de renforcer son expérience professionnelle. Ce n’était guère plus facile. Bon nombre de ses camarades continuaient de réaliser ses rêves puisqu’ils convolaient en juste noce et devenaient parents d’enfants. C’est le cas de Michel qu’Arthur revoit en 2014. En 2014, Michel gagne plutôt bien sa vie ; il est marié et père de deux filles. Après ce long désert, Arthur décide de jeter l’éponge : pour lui, il ne sera pas reçu dans une entreprise ; voilà qui l’amène à reprendre un projet qui lui avait traversé l’esprit lorsque jadis il était sur les bancs.
C’est un projet de valorisation des déchets qui – nombreux, il faut le dire – jonchent les rues de son pays. A force de travail, Arthur développe deux formes nouvelles et hautement efficaces de valorisation. Par l’appui financier de Michel – qui a encore en mémoire l’humilité de celui qui était naguère son camarade – il met sur pied une startup qui en 2016 devient une entreprise dotée d’autonomie financière. Neuf années se sont écoulées après la sortie d’Arthur de l’école ; les sept premières ont été les plus dures mais aussi les plus riches de sa vie, riches en leçons, leçons confirmées par les deux années suivantes. Arthur comprit que la vie n’était pas une liste d’épicerie. Il devait passer par ce désert en devancier pour préserver les prochains talents ; c’est exactement ce qu’il fit en créant dans sa structure un pôle en charge de l’incubation de projets des jeunes prodiges.
Il a fallu du temps, mais au final, Arthur a écouté son histoire ; son passé lui a enseigné le futur qui était taillé pour lui. Tout homme est une histoire sacrée, une histoire différente, pensée avant même la secrète étreinte parentale pour l’accomplissement d’une mission singulière et destinée à la plus béate des fins. Il n’existe pas de voie royale : les chemins de la réussite sont en quantité plus grande que toute quantité proposée de chemin de la réussite. Personne n’est en retard, ni en avance : tout le monde est à point.
Cette leçon à ses yeux fondamentale, il la veut perpétuelle dans l’intervalle.