Une histoire pour habiter l’absence

Toute histoire commence un jour, quelque part, et laisse parfois des souvenirs qui tourment l’existence. Ici en Haïti, les histoires n’en manquent pas. Si certaines en font le bonheur quand on les raconte, il en existe d’autres qu’on souhaite bannir à jamais. Voire les enterrer dans un cimetière d’oubli et s’épargner de tous les douleurs qui vont avec. C’est le cas de la disparition d’un être cher.
Dans un crépuscule qui chercha son refuge, une légère brise souffla sur les hauteurs de Turgeau, un quartier de Port-au-Prince. Les feuilles d’arbres se bougèrent pour s’extirper la chaleur d’une journée très ensoleillée. Les écoliers regagnèrent leurs maisons avec l’espoir de voir leurs parents, revenus de leurs activités, leur apportèrent le pain quotidien. Faute d’électricité, des dizaines de baleines éclairèrent les petites boutiques de la zone. Des jeunes jouèrent au basketball sur la petite place du quartier, éclairée par quatre lampadaires. Tout à l’air d’être paisible du haut de cette montagne qui dévisage les constructions anarchiques de ses environs.
Il est 8h 38 p.m., quand Jimmy et sa femme, Sophia, ont décidé de se mettre au lit. En tête-à-tête, le couple échangea quelques mots. Mais Sophia discerna un souci dans le regard fuyant de son mari.
- Qu’est-ce qu’il y a chéri ? demanda-t-elle curieusement.
Ayant compris que son regard lui avait trahi, il se confessa à sa femme.
- Chérie, je dois te dire quelque chose. Lâcha-t-il d’une voix incertaine.
- Qu’est-ce qu’il y a mon amour ? Rétorqua-t-elle une fois de plus.
- J’ai reçu l’appel que j’attendais. Je vais enfin pouvoir réaliser ce reportage que je rêve depuis longtemps. Mais...
- Jim, ainsi le surnomme-t-elle, tu sais que je n’ai jamais partagé l’avis que tu te rendes dans ce quartier en proie à des hommes armés. Qu’est-ce que tu as comme assurance ?
- Aucune. Mais je tiens à faire ce reportage. Il faut que quelqu’un prenne bien le risque d’aller là où tout le monde veut fuir. Il y a une population qui en souffre de cette condition là-bas.
Un silence de cimetière envahit la chambre. Il soupira et prit sa femme dans ses bras. Un baiser sur son front pour la rassurer. Quand soudain, un doux sommeil les emporta loin des soucis, loin de la peur de la vie réelle.

Jimmy Sampeur est journaliste et cinéaste. Agé de 33 ans, il est surtout reconnu pour son sérieux et sa détermination dans l’accomplissement de ses taches en tant que professionnel. Il s’est construit un nom dans la prise de positions en faveur des plus démunis. Il s’autoproclama porte-parole des sans voix. Six mois de cela, il avait réalisé un documentaire sur la situation lamentable de la localité de Granbwa, un bidonville dans la commune de la Croix-des-Bouquets, en matière d’eau potable. L’écho de ce travail avait force les responsables en assainissement et en eau potable à venir au chevet de la population de cette localité.
Depuis quelques mois, l’affrontement entre gangs armés défrayait la chronique dans la première circonscription de Port-au-Prince. Les quartiers Ti Rigòl et Nan Galèt s’allient contre Twou Wòch et Nan Foban pour le contrôle de la circonscription à l’approche des élections législatives. La police avait fait une descente des lieux en vue de déloger les gangs. Une opération qui avait tourné au carnage après que deux policiers aient succombés lors des échanges de tirs avec les bandits de Ti Rigòl. La population civile, grande victime de cet événement, réclame justice. Jimmy entendait porter au plus haut niveau à travers un petit documentaire, le cri d’une majorité désespérée dans un pays où la justice du plus fort est toujours la meilleure.
En cette matinée de 20 janvier 2018, Il est 5h 51 minutes dans la matinée quand les premiers rayons du soleil éclairent sur Port-au-Prince. La ville se réveille avec ses soucis quotidiens. Le taux du dollar américain ne fait ne qu’augmenter. Une nouvelle manifestation est prévue par l’opposition. La grève des médecins à l’Hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti est maintenue. Le débat sur le salaire minimum entre les employés du secteur textile et les patrons est dans l’impasse. Bref, l’anormalité s’installe comme norme, dirait-on.
Jimmy, vêtu d’une casquette, d’un T-shirt blanc tombé sur son jeans noir, entre autres, prit sa caméra de photographie de marque Canon 6D et celle de vidéographie de marque Sony HXR-NX5R et les mit dans son sac-à-dos. Accompagné de sa femme, ils descendirent du haut de Turgeau comme un couple d’écoliers qui revient de l’école. Elle s’accrocha à lui comme par peur de le voir partir sans elle.
- Soso de moi, dit-il avec beaucoup d’émotions.
- Jim de ma vie, répondit Sophia à son mari.
- Tu sais que je t’aime. Il laissa échapper u sourire.
- Je n’ai jamais douté de l’amour que tu me portes mon chéri. Répondit-elle, sourire aux lèvres.
Arriver au carrefour Jacques, à l’angle de la rue Jacques Roche et Jean Dominique, le couple se prépara à se séparer. Ils se regardèrent, s’embrassèrent. L’incertitude plane au-dessus d’eux. Mais, dans un regard complice, un sourire s’échappa. Un réconfort suppléa à l’incertitude antérieure. Jimmy pris un taxi-moto vers Ti Rigòl. Sophia quant à elle, prit un bus pour se rendre à son travail, au centre-ville.
Sophia P. Sampeur est secrétaire au Ministère de l’éducation nationale et de la formation professionnelle depuis quatre ans. Elle est réservée et très appliquée, surtout lorsqu’il s’agit d’exécuter une tache de son supérieur hiérarchique. Sa beauté et sa silhouette lui valent de l’admiration de la part de ses collègues. D’ailleurs sa rencontre avec son mari remonte à une photo shoot à laquelle elle avait participée quand elle était encore à la fac. D’un regard admiratif, un sourire s’est échangé. Et l’amour a pris naissance. Le 1er mars prochain amène le second anniversaire de leur mariage.
Ce soir-là, comme par habitude, Sophia rentra à la maison avant son mari. Elle prépara le souper. Puis elle prit son bain et attendit que Jim rentre au bercail. Elle lui téléphona. Mais le téléphone sonna sans réponse. Elle se dit qu’il est surement en route. Elle déposa son portable sur la table et alla s’asseoir sur la galerie.
Il est neuf heures et trente minutes du soir quand l’impatience envahit Sophia. Elle fait les cent pas sur la galerie, l’air inquiet. Elle commença à s’en souvenir des préoccupations qu’elle avait partagées avec son mari à propos de ce travail. Elle se dit qu’elle n’aurait pas dû le laisser s’y rendre dans ce quartier. Elle s’en veut à en mourir. Toutes sortes d’idées lui montèrent à l’esprit. Soudain, elle décida de lui téléphoner encore. Cette fois, elle tomba sur sa messagerie vocale. Ses membres ne pouvant plus la tenir, elle courût se jeter sur son lit et se fondit en larmes.
Trois jours plus tard, Jimmy n’a toujours pas donné signe de vie. Il resta indisponible et injoignable via son portable. Elle décida enfin d’alerter la police sur l’éventuelle disparition de son mari. Une enquête est diligentée en urgence. En moins de deux, l’information devient virale sur les réseaux sociaux. Les medias traditionnels en parlent. Trop vite, tout va trop vite !
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- Allo
- Allo bonjour, puis-je parler à Madame Sophia Sampeur ?
- C’est bien Madame Sampeur. A qui ai-je l’honneur ?
- C’est le docteur Mars, de la Clinique Maternité Béthanie. Comment ça va ?
- je ne sais quoi repondre docteur. Mais on essaie de tenir.
- J’ai appris les nouvelles. Je suis vraiment désolé. Espérons que Mr. Sampeur sera de retour un jour...
- C’est tout que je souhaite docteur. Tout...
- Je te comprends. Je te souhaite bon courage. En passant, peux-tu passer à la clinique demain matin ?
- Bien sûr docteur.
- D’accord madame Sampeur, a demain. Bye !
- A demain docteur. Bye !
Le lendemain, elle arriva chez le docteur à la première heure. Apres les salutations d’usage, il lui tendit une enveloppe. Elle l’ouvrit et...

Jim où es-tu ? J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. On va être parents. Oui je suis enceinte. Je suis enfin enceinte mon chéri. Je l’ai appris ce matin. Je porte en moi, je porte dans mes entrailles le fruit de notre amour. Comment va-t-on l’appeler, hum ? Ne fais pas cette tête Jim, vas-y réponds moi trésor. En fait tu m’as toujours dit que ta première fille s’appellera Catherine, en hommage à Catherine Flon, celle qui a cousu notre drapeau. Et que ton premier garçon portera le nom Christophe, car tu admires beaucoup celui qu’on surnomma « Le roi bâtisseur », Henri Christophe. Tu as toujours été un passionné de l’histoire de notre pays. Ah ce pays ! Comme tu l’aimes. Comme tu es fier de tes origines ancestrales.
Ça fait déjà un mois que tu es évanoui dans la nature. Tu étais parti en renfort à une population livrée à elle-même dans une quête d’obtenir justice. Depuis ce jour-là, j’attends ton retour, seul à la maison. Mais à partir d’aujourd’hui, nous serons deux à attendre que tu rentres à la maison pour nous parler de ton aventure là-bas. Chéri es-tu ? Où te caches-tu ? Reviens-moi. Reviens-nous. Nous t’attendons aussi longtemps qu’il le faudra. Donnes-nous la force et le courage pur endurer cela. Ne nous abandonne pas.

Trois mois après, les enquêtes policières n’ont rien révélé. Les amis et proches multiplient les initiatives en vue de rappeler que Jimmy Sampeur n’est toujours pas revenu de Ti Rigòl. Les responsables semblent s’en foutre pas mal de ce journaliste. D’ailleurs, selon un partisan du pouvoir en place, les journalistes cherchent toujours la petite bête pour déstabiliser la bonne marche de la démocratie. Sophia n’a que les beaux souvenirs de la présence son mari qui l’accompagne. Depuis, Elle est habitée par l’absence d’un époux qui ne verra pas naitre sa première progéniture. Elle craint de voir grandir son bébé, avec le vide d’un père qui est parti pour ne plus jamais réapparu.
Tant qu’il y aura la vie, Il faudra le vivre pleinement. Les pertes font parties de l’existence de l’humanitaire, même si nous vivons dans un monde inhumain. Si nos êtres chers nous manquent par leur départ, parler d’eux est le seul remède pour combler leur vide durant note existence. Il y aura toujours une histoire pour habiter leurs absences.