Une de trop

Toute histoire commence un jour, quelque part, traverse le temps et s’éteint dans les bras de l’horloge naturelle ; bourreau de l’existence humaine. L’histoire qui suivra et que vous lirez certainement avec appétit s’est passée dans le petit village de Kalin ; un petit village isolé de ses voisins par une dense forêt et une immense rivière. A Kalin, un jour, alors que le soleil dans une course folle, se ruait vers son lit et qu’un courant d’air frais remplaçait la chaleur dont avait été riche la journée entière, Madame Essé ; une jeune mère d’une trentaine d’années, parut brusquement par la porte de sa case. Elle avait noué un vieux pagne autour de la taille. Sa tête était emmitouflée dans un joli foulard. Le regard peint d’une indescriptible tristesse, elle se dirigeait vers un minuscule poulailler situé à quelques maigres mètres des cases. Sa fille Eméfa sortit de la même case et se rua à sa suite. Du haut de ses quatorze printemps, elle était resplendissante, une vraie femme en devenir. Quelques traces de larmes décoraient son angélique et innocent visage.
-Mère ! Elle interpella sa daronne d’une voix pleine de tristesse. Celle-ci ne lui répondit pas et continua sa marche, une fuite déguisée, vers le poulailler où piaillaient les volailles. Mère ! La jeune fille l’interpella avec un peu plus de vivacité. A petite foulées, elle la rattrapa. Mère ! Dis quelque chose, s’il te plaît ! Pitié ! Elle supplia d’une voix pitoyable. La jeune mère se retourna.
-Ecoute, ma fille. Je ne veux plus qu’on parle de ça. C’est pour ton bien. Elle lui répondit d’un ton caressant et presque larmoyant. C’est pour ton bien que je préconise qu’on évite que cette malheureuse affaire s’effrite. Les larmes plurent des yeux de la jeune fille. Madame Essé, bien que voulant se montrer forte pour sa fille, ne put se contenir devant tant de tristesse. Les larmes s’égouttèrent de ses yeux. Je suis désolée ma fille. Je suis désolée ! J’ai bien envie de t’aider, mais toute seule, je ne peux rien devant tant d’injustice. Je ne suis qu’une femme, ma fille ! Mes mains sont liées et ma voix n’a point d’oreille réceptive ! Je suis sincèrement navrée, ma fille ! Dans ses bras, elle prit sa fille et toutes les deux se noyèrent dans une flopée de larmes. Calme-toi ma princesse. Calme-toi. Ça va aller. Je suis là. Je t’aiderai à guérir de cette douloureuse blessure, mais s’il te plait, ne raconte rien à personne. Je ne veux pas qu’il t’arrive malheur. Je ne supporterai pas te perdre. Je ne le supporterai pas. Elles restèrent ainsi collées l’une à l’autre pendant un moment puis madame Essé invita sa fille à la suivre. Toutes les deux s’éloignèrent.
Monsieur Eloh, le daron d’Eméfa pénétra dans la cour sur son vieux vélo tout rouillé. Il freina avec élégance en collant ses deux talons à la roue arrière et descendit. Il était nippé d’un vieil habit et d’un vieux pantalon décorés de trous. Tout son corps ruisselait de sueur. Avec son habit qu’il ôta d’un geste majestueux, il s’essuya le front, le visage, le torse et s’éventa.
-Eméfa ! L’homme s’écria. La jeune fille réapparut, s’empressa de débarrasser son visage des traces de larmes qui le décoraient et courut vers son père. Elle le salua avec révérence. Apporte ce sac à la cuisine. Demain matin tu l’apporteras à ta tante. La jeune fille s’exécuta. Sa maman revint dans la cour, salua son époux en posant un genou à terre et en baissant le regard. Elle se redressa et courut chercher une calebasse d’eau à la cuisine. L’homme prit la calebasse, versa quelques gouttes au sol en murmurant une inaudible prière et l’éclusa bruyamment. Il la remit à sa femme qui alla s’enfermer dans la cuisine avec sa fille. L’homme, d’un pas lourd de fatigue, alla s’allonger sur la longue chaise en bambou qui lui servait de trône de chef de famille. Il soupira profondément et ferma les yeux. Une fine fumée, taquinée par le vent, sortait des pailles qui servaient de toit à la cuisine.
Le lendemain matin, après avoir effectué les tâches qu’on lui disait revenir aux femmes uniquement, Eméfa prit le gros sac rempli de tubercules d’ignames et s’éloigna dans le brouillard matinal qui peinait à céder sa place au jour naissant. Sa mère la regarder partir, soupira tristement, prit sa vieille bassine et s’éloigna en direction de la rivière.
Quelques minutes plus tard, Eméfa fut à l’autre bout du village où nichait sa tante paternelle nouvellement arrivée de la ville. Elle fut accueillit comme une reine. Etonam, sa tante, lui offrit un bol de riz bien parfumé accompagné d’une bonne sauce dans laquelle nageaient quelques morceaux de viande. Après quelques bouchées qu’Eméfa avala avec peine, elle rangea le bol de côté, se lava les mains et reprit sa place. Le regard triste, elle fixait l’horizon. Etonam sortit de la chambre toute nippée d’une jolie robe.
-Hum ! La princesse n’a pas fait de cadeau à son plat à ce que je vois. Elle lança d’une voix souriante. Eméfa lui servit un hypocrite sourire. Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi es-tu si silencieuse aujourd’hui ? Eméfa arma son visage d’un large sourire qu’elle voulut rassurant mais malheureusement, sa tante ne fut guère dupée. Etonam vint prendre place près d’elle, ouvrit le bol et s’écria brusquement. Mais ! Tu n’as rien mangé ! Qu’est-ce qui se passe ma princesse ? Pourquoi as-tu l’air si triste ? Ton père t’a encore frappée, c’est ça ? Elle demanda avec un brin de colère dans la voix.
-Non ! Eméfa protesta.
-Qu’est-ce qui t’arrive alors ? Tu peux tout me dire, tu sais ? Je suis ta tante. Allez, dis-moi ce qui te rend si triste. S’il te plaît, dis-moi tout, ma petite princesse. Elle implora d’un ton aimable tout en lui caressant la joue. Qui t’a fait mal, ma princesse ?
-Je ne peux pas te le dire. Eméfa répondit d’un ton presque larmoyant.
-Oh ! Pourquoi as-tu les larmes aux yeux ? Parle-moi s’il te plaît. Dis-moi ce qui te tracasse.
-Je suis désolée. Je...je ne peux vraiment pas te le dire. C’est...je... je ne peux vraiment pas. Je suis désolée ! Une larme s’égoutta de ses yeux.
-Je vois. Si tu ne veux rien me dire, j’irai voir tes parents ce soir. Eux me diront ce qui se passe.
-Non ! Non ! Je t’en supplie ne fais pas ça ! Pitié ! Eméfa, toute en pleurs, les deux mains jointes, suppliait.
-Si tu ne veux pas que j’aille les voir, dis-moi ce qui te rend si malheureuse. Etonam insista tellement que sa nièce finit par céder malgré elle. D’une voix larmoyante, elle entama le récit de son calvaire.
« Le Samedi passé, j’ai été à la rivière avec mon amie pour y faire la lessive. A peine avions nous commencés qu’on vint chercher Afi, mon amie. Son père avait besoin d’elle. Désormais seule à la rivière, j’eu affreusement peur. Je me hâtai donc de vite finir. Je quittai à peine la rivière lorsque je rencontrai les trois fils du vieux Soglo. Elle fit une courte pause, huma forte le vent puis reprit d’un ton encore plus triste et larmoyant. Les larmes inondèrent son visage. Sa tante avait le regard peint d’un mélange de tristesse et d’anxiété. Ils commencèrent á me provoquer, me frapper et....et ils elle éclata en sanglot. Ces malheureux ont abusé de moi ! Ils m’ont fait mal ! Ils m’ont déshonoré ! Elle pleura de plus belle.
-Au seigneur ! Pas ça mon Dieu ! Pas ça ! Fit Etonam d’un ton triste. Je présume que tu n’as rien dis à tes parents ? Sa nièce lui répondit d’un geste de la tête. Le front d’Etonam se plissa de colère. Ces malheureux ne peuvent pas s’en sortirent comme ça ! Il faut que je parle à tes parents. Nous devons...
-Non ! Ne fais pas ça s’il te plait ! Je t’en supplie ! Pitié ! Ne dis rien à personne sinon père me battra à mort ! S’il te plaît ! Pitié ! Je souffre assez déjà ! Je t’en supplie !
-Ces malheureux t’ont fait mal ! Ils n’avaient aucun droit de faire ce qu’ils ont fait ! Tu es un humain, pas un objet ! Etonam vociféra. Ils doivent payer le prix de leur forfait ! C’est criminel !
-Je ne suis pas un humain mais une fille ! Cela seul suffit pour que je sois coupable aux yeux de mes juges. Eméfa dit tristement. Je suis le déshonneur de la famille. Le peu de valeur que père m’accorde s’envolera s’il venait à tout découvrir. Elle prit les mains de sa tante. Laisse-moi emporter ce vilain secret dans ma tombe. S’il te plait ! Elle se jeta à genoux devant elle. Ne dis rien à personne. Si tu m’aimes, fais-toi complice de ma souffrance et protège ce secret comme ta vie. S’il te plaît, ma tante chérie, que ta colère ne précipite pas la guillotine de cette misogyne société sur mon cou. Les larmes plurent des yeux de la tante.
-Si cela aidera à te sentir mieux, je le ferai. Je ne dirai rien à personne. Je...elle continua à verser de chaudes larmes. Je suis désolée de n’avoir pas été là pour te protéger. Je suis tellement navrée...elle prit sa nièce dans ses bras et toutes les deux larmoyèrent tristement.
Le reste de la journée fut morose. Eméfa et sa tante ne se parlèrent que rarement. Eprise de pitié, Etonam voulut que sa nièce passât la nuit avec elle mais elle refusa et repartit lorsque le soleil avait commencé à faiblir loin à l’ouest. Restée seule, Etonam repensa au triste secret que sa nièce lui avait révélé. Son front se plissait de colère. Petit-à-petit, tout son visage fut assombri d’une indomptable colère. Brusquement, elle se leva, claqua sa porte et s’éloigna toute dodue de colère.
Par un après-midi moins ensoleillé que les autres, tous les habitants du petit village de Kalin étaient regroupés dans la cour du chef. Le dignitaire et ses notables étaient entourés d’une immense foule de curieux. Monsieur Eloh, le visage amer ; madame Essé, le regard triste ; Eméfa, la peur et la tristesse dans le regard et sa tante Etonam, le regard enlaidit par la colère ; faisaient face au vieux Soglo, sa vieille femme et leurs trois garçons âgés respectivement de quinze, dix sept et vingt-et-un ans. Hormis la vielle mère dont le visage était peint d’un ensemble de tristesse et d’embarras, le vieux Soglo et deux de ses fils avaient le regard enflammé de colère. Le quatrième, le plus jeune, souriait tout en fixant Eméfa d’un air provocateur. Au centre de la foule, se tenait le vieux Sékou, l’ainé des notables. De sa rude voix, il parlait à l’assemblée :
«...comme j’ai déjà eu à le dire, je ne vois pas pourquoi on accuse ces pauvres jeunes hommes. A mon avis, ils n’ont rien fait de mal. Absolument rien ! La fautive, c’est cette jeune fille ! Que faisait-elle toute seule à la rivière et de surcroît avec un pagne noué autour des reins ? Est-ce une façon de s’habiller ? La majorité de la foule adhéra à son jugement par des murmures approbatifs. Elle a provoqué ce qui lui ait arrivé ! Ces innocents jeunes hommes n’ont rien fait d’autre que profiter de la généreuse invitation de la jeune fille ! Doit-on reprocher au lion d’avoir croqué le chevreuil qui est venu se pavaner près de sa bouche ? On rit dans la foule. Ne soyons pas injustes envers ces pauvres jeunes gens. Les parents de la jeune fille doivent mieux l’éduquer. Je me demande pourquoi ils ne lui ont pas encore trouvé un bon mari qui saurait la dompter. Malheureusement pour son père que je respecte bien, c’est trop tard. Qui voudra d’un fruit dont la douceur a déjà été dévorée par un autre ? Je ne vois même pas pourquoi il faut juger une affaire qui nous fait perdre un temps précieux. Pour ma part, ces jeunes ne méritent aucune punition car ils n’ont rien fait d’autre que satisfaire un désir naturel. C’est sûr que chacun des hommes ici présents aura fait la même chose. On rit dans la foule. Evitons alors de jeter des pierres à ces pauvres garçons. Si notre maman ici présente permet un conseil, je pense qu’elle doit mieux apprendre à sa fille à se comporter devant les hommes. J’ai fini » Tout clopinant sur son pied droit, il alla souffler un mot au chef et regagna son siège. Quelques admirateurs osèrent applaudirent sa plaidoirie. La plupart des habitants y compris quelques femmes, trouvèrent que la culpabilité dans cette affaire ne pouvait qu’être amputée à Eméfa. Pour eux, la jeune fille avait prémédité son viol. On invitait même les femmes à protéger leurs maris de cette immorale petite fille. Le chef réclama le calme que la foule lui concéda sans rechigner. Par l’intermédiaire de son porte parole il fit savoir sa décision :
« Le chef par ma voix, veut que vous sachiez que cette affaire, bien qu’humiliante, ne mérite pas autant d’attention. Sur ce, le chef renvoie les deux familles chez eux afin qu’ils trouvent une solution à l’amiable. Cependant, pour décevoir d’éventuels candidats qui auront la même envie que les trois fils de Soglo, le chef les condamne à aider le vieux Sékou à défricher son champ demain matin. Le chef a parlé ! » Il se retourna et regagna sa place. Monsieur Eloh, se leva et s’éloigna tout furieux. Sa femme et sa fille fondirent en larmes. Les larmes plurent des yeux de la vieille femme du vieux Soglou. Etonam se précipita sur ses pieds.
-Eh ! C’est quoi cette façon de faire ?! Hurla-t-elle. La chef et ses notables se levèrent et s’éloignèrent. La foule aussi vidait les lieux. Eh ! Honte à vous, vieux pourris ! C’est injuste ce que vous faites ! Vous le payerez cher, croyez-moi ! Vous le payerez ! Bande de criminels ! Sa belle-sœur se leva avec sa nièce et d’un ton noir, elle lui lança :
-Tu as tué ma fille ! Tu l’as tuée ! Qu’est-ce qui t’a pris d’aller voir le chef ? Quand on est femme, les injustices, on les subit en silence ! Devant le regard ébahi d’Etonam, elle s’éloigna avec sa fille.
Monsieur Eloh, malgré l’intervention de sa sœur, mit sa fille hors de la maison. Eméfa, éperdue de tristesse, s’enfuit dans la forêt. Madame Essé, Etonam et quelques villageois de bonne volonté se mirent à sa recherche. Toute la nuit, elles retournèrent chaque petit centimètre de la forêt sans retrouver sa trace. Au petit matin on retrouva son corps inerte sur un rocher en bas d’une falaise. La maman et la tante de la pauvre fille inondèrent la terre de larmes. On ramena son corps au village et on s’en débarrassa dans un trou creusé à la hâte. Le soleil quittait péniblement le zénith lorsque les villageois se retirèrent Madame Essé rentra dans sa cuisine, fit frire tout un panier de beignets, appela un des fils du chef qui jouait avec des amis à quelques pas de sa cour. Elle lui remit le panier bien empli de beignets et lui murmura quelques mots tout en arborant un malicieux sourire. Ce dernier, tout joyeux, partit en fond de train. Quelques minutes plus tard, il fut au champ où le vieux Sékou, le reste de sa famille et les trois fils du vieux Soglo besognaient avec acharnement. Le jeune garçon salua les travailleurs et fit savoir que le panier venait de son père en signe d’amitié. Ils se frottèrent les mains, jetèrent leurs outils et se gavèrent. Lorsqu’ils finirent d’emplir leurs estomacs, ils tombèrent les uns après les autres et moururent dans d’atroces souffrances...