LE DÉPART
Si-Sohkho quitta sa hutte alors que Si-N’Kho, le Soleil, n’était pas encore en chasse.
La-N’Kho, la Lune, son épouse, ne tarderait pas à disparaître, lui laissant la... [+]
— Le prochain départ pour Toulouse est à quelle heure s’il vous plait ?
Derrière son guichet, l’employé des chemins de fer sort un registre crasseux d’un tiroir. Je le regarde avec dégoût passer ses doigts sur sa langue pour en tourner les pages.
— Toulouse..., Toulouse, voilà, vous avez un départ à 18h43, avec un changement à Bordeaux, arrivée à...07h11 demain matin.
Un rapide calcul mental, plus de 12 heures pour faire Paris-Toulouse.
— Sinon vous avez le 19h30, direct lui. Vous arrivez à Toulouse à 07h30.
Je regarde ma montre, il est 18h20. Finalement, je ne suis pas pressé et la perspective d’une correspondance aléatoire à Bordeaux me fait opter pour le train direct. Cela me laisse plus d’une heure devant moi.
— Je vais prendre le 19h30.
— Première ou deuxième ?
— Première.
— Fumeur, non fumeur ?
— Fumeur.
— Et bien voilà, cela vous fera deux cent trente-cinq francs quarante.
Je paye et range le billet dans la poche intérieure de mon veston.
— N’oubliez pas de composter votre billet Monsieur, bon voyage.
La gare Montparnasse est presque vide, est-ce le week-end de Pentecôte qui a drainé les parisiens hors de la capitale ?
Je flâne dans le hall, ma valise à la main. Il fait chaud en ce premier dimanche de juin et la terrasse de la brasserie de la gare me tend ses chaises. Je m’installe. Le serveur qui s’ennuyait se précipite, servile, prend ma commande, eau gazeuse, tranche de citron. J’hésite à sortir les journaux que j’ai achetés tout à l’heure, les douze prochaines heures risquent d’être longues. Sauf si la créature qui vient de s’asseoir deux tables plus loin fait le voyage avec moi. Bon sang, quelle fille ! Son maxi manteau n’arrive pas à dissimuler des jambes que je devine parfaites. La mini-jupe n’est plus à la mode, qu’importe, elle est faite pour elle. Corsage immaculé, elle ne porte pas de soutien-gorge, en a-t-elle besoin ? Sa poitrine quoique menue semble ferme et sans défaut. Elle ressemble à cette actrice, celle du dernier film de Just Jaeckin, ‘’Emmanuelle’’ dont les affiches tapissent les murs de la capitale. Le hall de la gare, si morne, devient soudain temple à la beauté, elle en est l’idole incontestable. Retour du serveur, qui jette plus qu’il ne pose ma commande sur la table, pressé qu’il est de s’occuper de sa nouvelle cliente. Consciente de son pouvoir, elle en joue, prend des poses. Nos regards se croisent. Je ne suis rien, c’est le message que me délivrent ses yeux et je ferais bien de ne pas l’oublier. Partir...Je me lève soudain, fouille mes poches et pose un billet sur la table pour ma conso que je ne prends pas le temps de boire. La fille me jette un regard furtif dans lequel je crois lire de la déception, ou de l’ennui. Me serais-je trompé ?
Une cabine téléphonique dans le hall me rappelle que je n’ai pas encore appelé Gérard, mon collègue de Toulouse. La machine a raison de mes dernières pièces. L’adresse de l’hôtel, le séminaire, l’heure du rendez-vous. Tout en parlant à Gérard, j’observe la fille au long manteau. Un type à lunettes est venu s’asseoir à côté d’elle. La belle n’a pas l’air d’apprécier, elle doit le lui dire car l’homme s’en va presqu’aussitôt.
— Le train express 3751 à destination de Toulouse Matabiau départ 19h30 sera mis en place à la voie C.
Les haut-parleurs de la gare m’invitent à prendre congé de mon interlocuteur. Je sors de la cabine sans détacher la belle du regard. Elle à l’air furieuse. Bon sang, même en colère, cette femme est sublime. Je recherche la voie C, me rends compte que le type à lunettes qui importunait la fille n’est pas allé bien loin. Il a pris place sur un des nombreux bancs et l’observe de loin.
Mon train est à quai, je monte en première classe. La voiture est vide, je prends place dans un compartiment fumeur et m’installe près de la fenêtre. Le départ étant dans un quart d’heure, je me cale dans mon fauteuil et sors un magazine.
J’ai dû m’endormir, le train roule à vive allure et la nuit va bientôt tomber. Je regarde ma montre, 21h00. J’aurais donc dormi une heure et demie. Le magazine que je lisais a glissé sur mes genoux et je me rends compte qu’il y a quelqu’un d’autre dans le compartiment. La beauté de la Gare Montparnasse. Elle a ce sourire indéfinissable en me regardant me réveiller, et ses yeux se baissent soudain vers mes genoux, ou plutôt vers le magazine ouvert sur la double page centrale qui représente miss Juin 1974 dans le plus simple appareil. A la hâte, je referme le Playboy, essaie de prendre un air dégagé, m’enfonce un peu plus dans le ridicule. Sortir d’ici, au plus vite, un prétexte, une cigarette...La belle s’est installée côté couloir et ses longues jambes m’empêchent de sortir. Elle les retire, presque à regret, mais pas assez cependant. Je les frôle au passage et ce simple contact a l’effet d’une décharge électrique.
— Excusez-moi
— Je vous en prie.
Sa voix est douce, avec un léger accent germanique, le ton un rien moqueur. Je passe dans le couloir, allume ma cigarette et fais quelques pas. La voiture est vide. Etrange. Tous les compartiments sont inoccupés. Pourquoi s’est-elle installée dans le mien ? Que cherche-t- elle ? Je l’observe discrètement, elle a quitté ses chaussures et s’est allongée, le dos contre la vitre du couloir. Elle a sorti un livre. Je me dis qu’elle ne doit pas aimer voyager seule la nuit. Que je dois avoir une bonne tête aussi puisqu’elle est là. Je termine ma cigarette, l’écrase dans le cendrier et retourne à ma place. Elle ne m’accorde aucun regard, plongée qu’elle est dans son livre dont je ne vois pas le titre. Je songe à partir, changer de compartiment, mais cette fille m’intrigue. Et ma bonne éducation m’interdit de la planter là. Je fais mine de m’intéresser au paysage. La nuit est tombée et l’obscurité du dehors transforme la vitre en miroir. Je peux l’observer à loisir. Dieu qu’elle est belle. Elle tient son livre d’une main, de l’autre elle tortille une mèche trop courte de ses cheveux blonds. Pour lire elle a chaussé une paire de lunettes qu’elle remonte de temps en temps, de sa main aux ongles peints. De rouge, carmin. Elle fronce les sourcils, appliquée, ou sourit, amusée par sa lecture. De temps en temps, elle mordille sa lèvre inférieure, gourmande. Que lit-elle ? Je me retourne mais je n’arrive toujours pas à voir le titre. Elle lève la tête soudain, me regarde et sourit. Et replonge aussitôt dans sa lecture. Je quitte mes chaussures à mon tour et pose mes pieds sur le siège en face de moi. Elle se laisse soudain glisser pour caler sa tête en arrière, sur l’accoudoir. En glissant, sa mini-jupe s’est relevée un peu plus et la jeune fille ne fait rien pour lui redonner une position décente. Au contraire, elle remonte même une jambe, me dévoilant la blanche dentelle de ses dessous. Je me force à regarder ailleurs, dehors de nouveau et la vitre me renvoie son reflet. J’ai chaud, et la température estivale n’est pas la seule responsable. Je m’installe confortablement, le moelleux des fauteuils de première m’aidera à passer une bonne nuit...
J’ai dû m’endormir à nouveau. La belle est toujours là mais s’est endormie elle aussi. Elle est allongée sur le dos, un bras replié sous la tête. J’ai devant moi la réplique vivante et habillée du tableau de Gervex : ‘’Rolla’’. Quoique habillée devient ici illusoire, la jambe droite soulevée a repoussé la mini-jupe aux limites de la décence. L’autre pend en dehors de la banquette. J’ai sous les yeux l’adorable vision du renflement de son sexe habillé de soie. Son chemisier largement ouvert me dévoile sa poitrine qui se soulève au rythme de sa respiration, régulière. Elle est l’image même de la femme offerte, je pourrais en profiter...Je me lève et mon pied bute sur un objet au sol. Son livre. Je ramasse l’ouvrage et découvre enfin son titre : La madone des sleepings, de Maurice Dekobra. Je m’assois, en feuillette quelques pages avant de tomber sur un extrait qui retient mon attention : « Lady Diana ferma les yeux. Ses mains se crispèrent davantage sur la chair satinée de ses seins. Deux boutons de rose germèrent à l'ombre verte des émeraudes. Elle frissonna dans le fond de jupe qui moulait en mauve la courbe jolie de ses hanches, entrouvrit les paupières et me scruta, silencieusement, derrière la trame ténue de ses longs cils. Les ondes, issues de nos deux corps, se cherchèrent dans l'espace. Nos désirs inavoués jouèrent à cache-cache dans le dédale de l'Indécision. J'eus peur du geste précis, annonciateur d'une volonté qui va s'affirmer ».
La belle a bougé dans son sommeil. Je la regarde, elle frissonne soudain, la température a baissé avec la nuit. Son manteau ? Où l’a-t-elle mis ? Dans le filet à bagages. Je me lève, prends le vêtement. Avec d’infinies précautions, je couvre la jeune fille, puis j’éteins la lumière, mais laisse la veilleuse allumée. Je m’allonge à nouveau. Ne trouve pas le sommeil. Des images se bousculent dans ma tête, l’extrait du livre...Je retourne dans le couloir griller une cigarette. Un mouvement dans mon dos, la jeune fille s’est réveillée et se lève. Elle va pour sortir du compartiment et je m’écarte pour la laisser passer. Un cahot brutal et la belle se retrouve collée contre moi. Dans un reflexe pour la retenir, j’ai plaqué ma main sur ses fesses. Elle ne fait rien pour la retirer, me regarde droit dans les yeux. Je dois enlever ma main, je voudrais enlever ma main. La belle ne bouge plus, le temps s’est arrêté. Ses yeux n’ont pas quitté les miens. Son visage..., ses lèvres proches de mes lèvres. Je ne peux bouger, fasciné par son regard. Avant que je puisse m’en rendre compte, ses lèvres sont sur mes lèvres. Ses bras me collent à elle, son corps mince qui se frotte impulse mon envie. Je me venge sur son cou.
Sans savoir comment, nous sommes dans le compartiment, mes yeux piégés aux siens.
D'une main agile, elle déboutonne son corsage, trop étroit tout à coup. Ses seins assoiffés se tendent, une invite. Un dernier bouton hésite et roule sous la banquette. Ma raison s'effrite au cambré de son corps, des frissons en vagabondage. Sa peau est chaude et doucement cahotée. Elle ondule au devant de mes caresses, liane qui s'enroule, me serre. Mes pensées perdent peu à peu leur délicatesse.
A la lumière diffuse de la veilleuse, je vois cet éclat dans ses yeux, un défi en partage, une faim à assouvir. Sa bouche s'entrouvre à l'exigence, un tumulte qui me secoue. Ses gémissements gonflent à ma tête, je suffoque de trop de désir. Elle jette ma veste à terre, piétine mes dernières résistances. Je suis à elle. Si la folie existe, elle est là, à me menotter de plaisir.
Je la pousse contre la fenêtre. Le voyage est dans ses yeux. Je l'embrasse encore pendant que ses mains courent sur moi. Elle trouve la ceinture, la fait céder, change le paysage. Mes mains remontent le long de ses jambes, trouvent la source, s'enduisent de chaleur. Je la retourne, face au dehors. Ses mains à plat sur la vitre. Sa jupe retroussée, jambes ciselées, fesses en cambrure, je me fonds en elle.
Je m’agrippe à ce pli du haut de cuisse qui n'existe que là. Des perles de sueur mouillent son dos, tremblent d'être bousculées. Ses cris m'emportent, me secouent, je sonde le moindre vide qu'il resterait encore entre nous.
Je vois mon reflet au carreau, entre ses deux mains de buée. Un éclat derrière moi m'appelle. Une fulgurance, un regard...mais je m'en fous. Une explosion de points de couleurs, le flamboiement d'une course folle, je m'accroche à ses épaules, l'air tout à coup s'engouffre, vacille le monde, et dans un dernier assaut, je le tords.
Mon souffle en cavalcade prend toute la place. Je pose ma tête à son dos, tremblements qui se réfractent. Le temps s'allonge, reprend sa place.
Je la redresse, même si elle s'éloigne un peu. Je la serre contre ma peau, je goûte nos corps à son épaule. Peu à peu le souffle se calme. Le bruit du train reprend son aise, le paysage en écran. L'esprit se stabilise. Et là, je le revois. Ce reflet de lumière qui m'a saisi tout à l'heure. Une monture de lunettes, des yeux braqués sur nous. Il y avait bien quelqu'un dans ce couloir. Un homme, là à nous observer.
Grincement du train, le passage d'un dernier frisson. Les haut-parleurs, Toulouse, bientôt, déjà ?
La belle a disparu, si vite. Sans un mot, manteau jeté, à la hâte. Retour au monde.
Gérard m’attend dans le hall de l’hôtel. Tout en nous rendant dans la salle de réception, il me rappelle le pourquoi du séminaire. Présentation de la nouvelle direction. Je sais tout ça par cœur, ne l’écoute pas. La salle est pleine de monde, je reconnais quelques têtes. Gérard m’entraîne vers le buffet.
— Au fait, félicitations !
Il me regarde avec l’air malicieux du gamin qui vient de faire une bonne blague. Mon silence surpris l’oblige à continuer.
— J’ai eu l’info ce matin, tu prends la direction de l’agence à Paris !
Je reste sans voix, je ne m’attendais pas à ça. Intarissable, Gérard m’explique que le nouveau boss hésitait entre Lambert de l’agence Bordelaise et moi. Qu’il avait étudié nos parcours, épluché nos dossiers et qu’un élément déterminant avait fait basculer la balance en ma faveur tout récemment. Je dois vraiment avoir l’air bête, il me regarde en se marrant.
— C’est tout l’effet que ça te fait ?
Je vais pour lui répondre mais la salle s’anime d’un coup. Quelqu’un que je ne connais pas à pris un micro pour s’adresser à l’assistance. Il se tient sur une estrade montée pour l’occasion. A ses côtés, un couple qu’il présente comme le nouveau directeur, et son épouse. Je laisse échapper un juron, inhabituel chez moi. Surpris, Gérard me regarde.
— Ça va ?
Non ça ne va pas, le couple qui se tient sur l’estrade, je le connais ! La femme du directeur, c’est la fille du train. Et le directeur, c’est le type qui nous observait cette nuit, dans le couloir des premières, le dragueur de la gare Montparnasse.
Derrière son guichet, l’employé des chemins de fer sort un registre crasseux d’un tiroir. Je le regarde avec dégoût passer ses doigts sur sa langue pour en tourner les pages.
— Toulouse..., Toulouse, voilà, vous avez un départ à 18h43, avec un changement à Bordeaux, arrivée à...07h11 demain matin.
Un rapide calcul mental, plus de 12 heures pour faire Paris-Toulouse.
— Sinon vous avez le 19h30, direct lui. Vous arrivez à Toulouse à 07h30.
Je regarde ma montre, il est 18h20. Finalement, je ne suis pas pressé et la perspective d’une correspondance aléatoire à Bordeaux me fait opter pour le train direct. Cela me laisse plus d’une heure devant moi.
— Je vais prendre le 19h30.
— Première ou deuxième ?
— Première.
— Fumeur, non fumeur ?
— Fumeur.
— Et bien voilà, cela vous fera deux cent trente-cinq francs quarante.
Je paye et range le billet dans la poche intérieure de mon veston.
— N’oubliez pas de composter votre billet Monsieur, bon voyage.
La gare Montparnasse est presque vide, est-ce le week-end de Pentecôte qui a drainé les parisiens hors de la capitale ?
Je flâne dans le hall, ma valise à la main. Il fait chaud en ce premier dimanche de juin et la terrasse de la brasserie de la gare me tend ses chaises. Je m’installe. Le serveur qui s’ennuyait se précipite, servile, prend ma commande, eau gazeuse, tranche de citron. J’hésite à sortir les journaux que j’ai achetés tout à l’heure, les douze prochaines heures risquent d’être longues. Sauf si la créature qui vient de s’asseoir deux tables plus loin fait le voyage avec moi. Bon sang, quelle fille ! Son maxi manteau n’arrive pas à dissimuler des jambes que je devine parfaites. La mini-jupe n’est plus à la mode, qu’importe, elle est faite pour elle. Corsage immaculé, elle ne porte pas de soutien-gorge, en a-t-elle besoin ? Sa poitrine quoique menue semble ferme et sans défaut. Elle ressemble à cette actrice, celle du dernier film de Just Jaeckin, ‘’Emmanuelle’’ dont les affiches tapissent les murs de la capitale. Le hall de la gare, si morne, devient soudain temple à la beauté, elle en est l’idole incontestable. Retour du serveur, qui jette plus qu’il ne pose ma commande sur la table, pressé qu’il est de s’occuper de sa nouvelle cliente. Consciente de son pouvoir, elle en joue, prend des poses. Nos regards se croisent. Je ne suis rien, c’est le message que me délivrent ses yeux et je ferais bien de ne pas l’oublier. Partir...Je me lève soudain, fouille mes poches et pose un billet sur la table pour ma conso que je ne prends pas le temps de boire. La fille me jette un regard furtif dans lequel je crois lire de la déception, ou de l’ennui. Me serais-je trompé ?
Une cabine téléphonique dans le hall me rappelle que je n’ai pas encore appelé Gérard, mon collègue de Toulouse. La machine a raison de mes dernières pièces. L’adresse de l’hôtel, le séminaire, l’heure du rendez-vous. Tout en parlant à Gérard, j’observe la fille au long manteau. Un type à lunettes est venu s’asseoir à côté d’elle. La belle n’a pas l’air d’apprécier, elle doit le lui dire car l’homme s’en va presqu’aussitôt.
— Le train express 3751 à destination de Toulouse Matabiau départ 19h30 sera mis en place à la voie C.
Les haut-parleurs de la gare m’invitent à prendre congé de mon interlocuteur. Je sors de la cabine sans détacher la belle du regard. Elle à l’air furieuse. Bon sang, même en colère, cette femme est sublime. Je recherche la voie C, me rends compte que le type à lunettes qui importunait la fille n’est pas allé bien loin. Il a pris place sur un des nombreux bancs et l’observe de loin.
Mon train est à quai, je monte en première classe. La voiture est vide, je prends place dans un compartiment fumeur et m’installe près de la fenêtre. Le départ étant dans un quart d’heure, je me cale dans mon fauteuil et sors un magazine.
J’ai dû m’endormir, le train roule à vive allure et la nuit va bientôt tomber. Je regarde ma montre, 21h00. J’aurais donc dormi une heure et demie. Le magazine que je lisais a glissé sur mes genoux et je me rends compte qu’il y a quelqu’un d’autre dans le compartiment. La beauté de la Gare Montparnasse. Elle a ce sourire indéfinissable en me regardant me réveiller, et ses yeux se baissent soudain vers mes genoux, ou plutôt vers le magazine ouvert sur la double page centrale qui représente miss Juin 1974 dans le plus simple appareil. A la hâte, je referme le Playboy, essaie de prendre un air dégagé, m’enfonce un peu plus dans le ridicule. Sortir d’ici, au plus vite, un prétexte, une cigarette...La belle s’est installée côté couloir et ses longues jambes m’empêchent de sortir. Elle les retire, presque à regret, mais pas assez cependant. Je les frôle au passage et ce simple contact a l’effet d’une décharge électrique.
— Excusez-moi
— Je vous en prie.
Sa voix est douce, avec un léger accent germanique, le ton un rien moqueur. Je passe dans le couloir, allume ma cigarette et fais quelques pas. La voiture est vide. Etrange. Tous les compartiments sont inoccupés. Pourquoi s’est-elle installée dans le mien ? Que cherche-t- elle ? Je l’observe discrètement, elle a quitté ses chaussures et s’est allongée, le dos contre la vitre du couloir. Elle a sorti un livre. Je me dis qu’elle ne doit pas aimer voyager seule la nuit. Que je dois avoir une bonne tête aussi puisqu’elle est là. Je termine ma cigarette, l’écrase dans le cendrier et retourne à ma place. Elle ne m’accorde aucun regard, plongée qu’elle est dans son livre dont je ne vois pas le titre. Je songe à partir, changer de compartiment, mais cette fille m’intrigue. Et ma bonne éducation m’interdit de la planter là. Je fais mine de m’intéresser au paysage. La nuit est tombée et l’obscurité du dehors transforme la vitre en miroir. Je peux l’observer à loisir. Dieu qu’elle est belle. Elle tient son livre d’une main, de l’autre elle tortille une mèche trop courte de ses cheveux blonds. Pour lire elle a chaussé une paire de lunettes qu’elle remonte de temps en temps, de sa main aux ongles peints. De rouge, carmin. Elle fronce les sourcils, appliquée, ou sourit, amusée par sa lecture. De temps en temps, elle mordille sa lèvre inférieure, gourmande. Que lit-elle ? Je me retourne mais je n’arrive toujours pas à voir le titre. Elle lève la tête soudain, me regarde et sourit. Et replonge aussitôt dans sa lecture. Je quitte mes chaussures à mon tour et pose mes pieds sur le siège en face de moi. Elle se laisse soudain glisser pour caler sa tête en arrière, sur l’accoudoir. En glissant, sa mini-jupe s’est relevée un peu plus et la jeune fille ne fait rien pour lui redonner une position décente. Au contraire, elle remonte même une jambe, me dévoilant la blanche dentelle de ses dessous. Je me force à regarder ailleurs, dehors de nouveau et la vitre me renvoie son reflet. J’ai chaud, et la température estivale n’est pas la seule responsable. Je m’installe confortablement, le moelleux des fauteuils de première m’aidera à passer une bonne nuit...
J’ai dû m’endormir à nouveau. La belle est toujours là mais s’est endormie elle aussi. Elle est allongée sur le dos, un bras replié sous la tête. J’ai devant moi la réplique vivante et habillée du tableau de Gervex : ‘’Rolla’’. Quoique habillée devient ici illusoire, la jambe droite soulevée a repoussé la mini-jupe aux limites de la décence. L’autre pend en dehors de la banquette. J’ai sous les yeux l’adorable vision du renflement de son sexe habillé de soie. Son chemisier largement ouvert me dévoile sa poitrine qui se soulève au rythme de sa respiration, régulière. Elle est l’image même de la femme offerte, je pourrais en profiter...Je me lève et mon pied bute sur un objet au sol. Son livre. Je ramasse l’ouvrage et découvre enfin son titre : La madone des sleepings, de Maurice Dekobra. Je m’assois, en feuillette quelques pages avant de tomber sur un extrait qui retient mon attention : « Lady Diana ferma les yeux. Ses mains se crispèrent davantage sur la chair satinée de ses seins. Deux boutons de rose germèrent à l'ombre verte des émeraudes. Elle frissonna dans le fond de jupe qui moulait en mauve la courbe jolie de ses hanches, entrouvrit les paupières et me scruta, silencieusement, derrière la trame ténue de ses longs cils. Les ondes, issues de nos deux corps, se cherchèrent dans l'espace. Nos désirs inavoués jouèrent à cache-cache dans le dédale de l'Indécision. J'eus peur du geste précis, annonciateur d'une volonté qui va s'affirmer ».
La belle a bougé dans son sommeil. Je la regarde, elle frissonne soudain, la température a baissé avec la nuit. Son manteau ? Où l’a-t-elle mis ? Dans le filet à bagages. Je me lève, prends le vêtement. Avec d’infinies précautions, je couvre la jeune fille, puis j’éteins la lumière, mais laisse la veilleuse allumée. Je m’allonge à nouveau. Ne trouve pas le sommeil. Des images se bousculent dans ma tête, l’extrait du livre...Je retourne dans le couloir griller une cigarette. Un mouvement dans mon dos, la jeune fille s’est réveillée et se lève. Elle va pour sortir du compartiment et je m’écarte pour la laisser passer. Un cahot brutal et la belle se retrouve collée contre moi. Dans un reflexe pour la retenir, j’ai plaqué ma main sur ses fesses. Elle ne fait rien pour la retirer, me regarde droit dans les yeux. Je dois enlever ma main, je voudrais enlever ma main. La belle ne bouge plus, le temps s’est arrêté. Ses yeux n’ont pas quitté les miens. Son visage..., ses lèvres proches de mes lèvres. Je ne peux bouger, fasciné par son regard. Avant que je puisse m’en rendre compte, ses lèvres sont sur mes lèvres. Ses bras me collent à elle, son corps mince qui se frotte impulse mon envie. Je me venge sur son cou.
Sans savoir comment, nous sommes dans le compartiment, mes yeux piégés aux siens.
D'une main agile, elle déboutonne son corsage, trop étroit tout à coup. Ses seins assoiffés se tendent, une invite. Un dernier bouton hésite et roule sous la banquette. Ma raison s'effrite au cambré de son corps, des frissons en vagabondage. Sa peau est chaude et doucement cahotée. Elle ondule au devant de mes caresses, liane qui s'enroule, me serre. Mes pensées perdent peu à peu leur délicatesse.
A la lumière diffuse de la veilleuse, je vois cet éclat dans ses yeux, un défi en partage, une faim à assouvir. Sa bouche s'entrouvre à l'exigence, un tumulte qui me secoue. Ses gémissements gonflent à ma tête, je suffoque de trop de désir. Elle jette ma veste à terre, piétine mes dernières résistances. Je suis à elle. Si la folie existe, elle est là, à me menotter de plaisir.
Je la pousse contre la fenêtre. Le voyage est dans ses yeux. Je l'embrasse encore pendant que ses mains courent sur moi. Elle trouve la ceinture, la fait céder, change le paysage. Mes mains remontent le long de ses jambes, trouvent la source, s'enduisent de chaleur. Je la retourne, face au dehors. Ses mains à plat sur la vitre. Sa jupe retroussée, jambes ciselées, fesses en cambrure, je me fonds en elle.
Je m’agrippe à ce pli du haut de cuisse qui n'existe que là. Des perles de sueur mouillent son dos, tremblent d'être bousculées. Ses cris m'emportent, me secouent, je sonde le moindre vide qu'il resterait encore entre nous.
Je vois mon reflet au carreau, entre ses deux mains de buée. Un éclat derrière moi m'appelle. Une fulgurance, un regard...mais je m'en fous. Une explosion de points de couleurs, le flamboiement d'une course folle, je m'accroche à ses épaules, l'air tout à coup s'engouffre, vacille le monde, et dans un dernier assaut, je le tords.
Mon souffle en cavalcade prend toute la place. Je pose ma tête à son dos, tremblements qui se réfractent. Le temps s'allonge, reprend sa place.
Je la redresse, même si elle s'éloigne un peu. Je la serre contre ma peau, je goûte nos corps à son épaule. Peu à peu le souffle se calme. Le bruit du train reprend son aise, le paysage en écran. L'esprit se stabilise. Et là, je le revois. Ce reflet de lumière qui m'a saisi tout à l'heure. Une monture de lunettes, des yeux braqués sur nous. Il y avait bien quelqu'un dans ce couloir. Un homme, là à nous observer.
Grincement du train, le passage d'un dernier frisson. Les haut-parleurs, Toulouse, bientôt, déjà ?
La belle a disparu, si vite. Sans un mot, manteau jeté, à la hâte. Retour au monde.
Gérard m’attend dans le hall de l’hôtel. Tout en nous rendant dans la salle de réception, il me rappelle le pourquoi du séminaire. Présentation de la nouvelle direction. Je sais tout ça par cœur, ne l’écoute pas. La salle est pleine de monde, je reconnais quelques têtes. Gérard m’entraîne vers le buffet.
— Au fait, félicitations !
Il me regarde avec l’air malicieux du gamin qui vient de faire une bonne blague. Mon silence surpris l’oblige à continuer.
— J’ai eu l’info ce matin, tu prends la direction de l’agence à Paris !
Je reste sans voix, je ne m’attendais pas à ça. Intarissable, Gérard m’explique que le nouveau boss hésitait entre Lambert de l’agence Bordelaise et moi. Qu’il avait étudié nos parcours, épluché nos dossiers et qu’un élément déterminant avait fait basculer la balance en ma faveur tout récemment. Je dois vraiment avoir l’air bête, il me regarde en se marrant.
— C’est tout l’effet que ça te fait ?
Je vais pour lui répondre mais la salle s’anime d’un coup. Quelqu’un que je ne connais pas à pris un micro pour s’adresser à l’assistance. Il se tient sur une estrade montée pour l’occasion. A ses côtés, un couple qu’il présente comme le nouveau directeur, et son épouse. Je laisse échapper un juron, inhabituel chez moi. Surpris, Gérard me regarde.
— Ça va ?
Non ça ne va pas, le couple qui se tient sur l’estrade, je le connais ! La femme du directeur, c’est la fille du train. Et le directeur, c’est le type qui nous observait cette nuit, dans le couloir des premières, le dragueur de la gare Montparnasse.
merci d'être venue jusque là...bises XXL
Je ne voulais pas tomber dans le scabreux avec ce texte "érotique"...difficile pour moi mais bien aidé par ma muse Libellule.
Heureux que tu l'apprécies...
Amitié
Je n'ai pourtant pas tout perdu car j'ai fait de belles découvertes...
Malheureusement, ma Libellule à moi ne sévit pas sur ShE...nous étions ensemble sur un autre site d'écriture...mais je l'ai perdue de vue!
Dommage, elle est tellement...!!!!
Non, pas inavouable, mais je n'ai pas trouvé de mots alliant bonté générosité, talent, gentillesse, humour, classe, sensibilité....serait-ce la femme idéale ?
Ce récit ne laisse pas indifférent, et cela me plait. Sais tu qu'il m'a été inspiré d'un moment d'anthologie, vécu en direct comme témoin, ô combien involontaire, dans ce fameux train de nuit...en provenance de Toulouse...
Merci pour ton commentaire sympathique.
Emma disait: "Toi, au moins tu essaies ! ". Tout est dit.
Sincèrement, je ne pense pas qu'on puisse refuser un texte comme celui-ci, tout simplement parce qu'il va nous permettre d'en parler, de débattre. Il ne s'agit pas d'un torchon car c'est super bien écrit! Ce n'est pas toujours le cas avec les textes quelquefois sélectionnés. un texte est sélectionné par rapport à une attente. Or un auteur ne peut se limiter à cette exigence. Il écrit, on aime ou pas. Le dire comme je viens de le lire est très respectueux!
Il va falloir que je fasse avocat moi!
Cécel
Tu sais, ce n'est pas grave s'il n'est pas sélectionné. Je me rends compte au fil des commentaires qu'il possède certains défauts qui n'ont pas du plaire au comité.
Un peu long pour certains passages, le sujet manque d'originalité, impression de déjà vu, les personnages sont caricaturaux, la fin entendue...j'ai noté tout ça. Aurais-je eu ces critiques si j'avais participé au grand prix, je ne crois pas. Donc, je le préfère ici avec vos avis et critiques, je suis venu ici pour ça.
Merci Cecel de ta fidélité,....mon Ami!
Merci pour ton soutien Jacb.
La bise claquée....
Je vais essayer.
J'ai eu du mal à situer l'époque où se situe cette histoire. Au début, j'ai l'impression que c'était de nos jours, puis, avec le film Emmanuelle j'ai compris qu'on était dans les années 70.
Globalement, j'ai trouvé ce texte un peu trop long. Mais bon, j'aime bien les nouvelles qui percutent dès les premiers mots.
C'est histoire est un peu trop classique, d'où une impression de déjà vu.
D'un point de vue ferroviaire, s'il était pressé d'aller à Toulouse, il aurait mieux fait de se rendre à la gare d'Austerlitz pour emprunter le POLT sans passer par Bordeaux.
Pour répondre à ton commentaire sur la longueur du texte, le nombre de pages était imposé...
Merci d'être passé malgré tes réticences, cela me permet d’avancer.
Amitié