Depuis le temps que je vis chez les Indiens algonquins, j’ai fini par leur ressembler. Je m’habille comme eux, je mange comme eux, je parle leur langue. J’ai appris à poser des pièges et à ... [+]
La pluie venait de l’Atlantique et tombait sans discontinuer. Une pluie fine et pénétrante qui vous collait à la peau et finissait par vous glacer les os. Avec le mauvais temps, l’île s’était vidée plus tôt que d’habitude. Les rues étaient désertes. Seuls quelques magasins étaient restés ouverts, maintenant un semblant d’activité dans le centre du bourg. Comme à chaque fin de saison, Madeleine broyait du noir. Elle n’avait pas vu un client de toute la journée et s’apprêtait à fermer quand P’tit Gaël apparut à la porte du Café qu’elle tenait sur le port. Mal rasé, les cheveux en bataille, il dégoulinait de la tête au pied. Il jeta un coup d’œil rapide à la salle embuée, sembla hésiter un moment, puis se dirigea vers la chaise haute qui trônait devant le comptoir en formica rouge. Il posa à terre le sac en toile cirée jaune qu’il portait sur l’épaule, se hissa péniblement sur la chaise et commanda un rhum.
« Je viens de serpiller, ne va pas me cochonner mon carrelage, » lança Madeleine en guise de bienvenue.
P’tit Gaël ne répondit pas, but son verre cul sec et en commanda un second.
« Quel temps de chien, » dit-elle pendant qu’elle le servait.
« Plutôt un temps de cochon, » marmonna P’tit Gaël dans sa barbe.
« Temps de chien, temps de cochon... Tout ça, c’est un peu la même idée, » répliqua Madeleine qui aimait bien avoir le dernier mot.
P’tit Gaël leva les yeux vers elle, saisit le sac qui était à ses pieds, l’ouvrit et en sortit un lourd paquet de linges sanguinolents qu’il étala sur le comptoir. Madeleine poussa un cri. Elle avait déjà vu bien des choses bizarres rapportées par les marins dans leurs filets, mais c’est la première fois qu’on lui mettait sous le nez un pareil « butin ».
Madeleine connaissait bien P’tit Gaël. Ils étaient tous les deux nés dans l’île à une époque où le pont n’existait pas et où le sentiment d’isolement était plus fort qu’aujourd’hui. Enfants, ils avaient fréquenté la même école et partagé les mêmes jeux sur les plages. Adolescents, ils avaient même un peu « fricoté » ensemble dans les dunes, s’embrassant à bouche que veux-tu devant l’océan. Puis, la vie les avait séparés. A dix-huit ans, P’tit Gaël était parti faire son service militaire dans la marine nationale. Il avait un peu bourlingué et appris le métier de mécanicien. Libéré de ses obligations, il avait aussitôt embarqué à bord d’un cargo qui cabotait dans l’océan Indien, entre l’archipel des Comores et Madagascar... De son côté, Madeleine avait épousé un autre ami d’enfance dont elle avait divorcé quatre ans plus tard après avoir découvert qu’il la trompait comme dans un bois et lui volait le peu d’économies qu’elle avait mis de côté. Elle avait alors repris le Café familial. Depuis, elle passait le plus clair de son temps à remplir les verres des marins et à écouter leurs histoires à dormir debout.
P’tit Gaël était resté absent de l’île pendant une quinzaine d’années. Il y était revenu, un soir d’été, au bras d’une créature de rêve, couleur pain d’épice, qu’il avait ramassée dans les bas fonds du port de Majunga. La belle malgache s’appelait Marie-Désirée et n’était pas farouche. Elle coucha à peu près avec tout ce qui portait un pantalon dans l’île, à l’exception peut être de Monsieur le curé et du fils du boulanger qui n’aimait pas les dames. Fatiguée de ses amours insulaires, elle disparut un beau jour sans laisser d’adresse. Fou de rage, P’tit Gaël mit le feu à la maison qu’il avait fait construire pour elle en bordure du pré du « Cul-de-la-Truie ». Les gendarmes firent semblant de croire à un incendie accidentel et acceptèrent de classer l’affaire. Pendant plusieurs mois, P’tit Gaël erra comme une âme en peine, noyant son chagrin dans l’alcool. Sale, hirsute, injuriant les hommes et harcelant les femmes qu’il croisait dans les rues, il paraissait avoir perdu la raison. En souvenir de l’amitié qui les liait autrefois, Madeleine décida de lui venir en aide. Elle lui trouva un logement dans une petite maison qu’elle possédait à côté du château. Elle fit son ménage, lava son linge, prépara ses repas... Peu à peu, P’tit Gaël reprit goût à la vie et retrouva une figure humaine. Il fréquenta à nouveau le Café de Madeleine. A plusieurs reprises, il lui fit comprendre qu’elle lui plaisait toujours. Il lui proposa même de l’épouser. La jeune femme lui expliqua qu’elle préférait rester seule et que la « bagatelle » ne l’intéressait plus. P’tit Gaël fut profondément blessé par ce refus. Un soir qu’il avait bu plus que de coutume, il la traita de « sale truie ». Madeleine ne releva pas l’insulte. P’tit Gaël bouda pendant quelques semaines, puis reprit ses habitudes au Café sans faire d’histoires...
C’est quand elle vit la tête ensanglantée de la bête étalée sur le comptoir en formica rouge que Madeleine se souvint de l’épisode où il l’avait traitée de « sale truie ». Ce museau en forme de groin, ces soies grises, presque noires, ces dents recourbées, en ivoire jauni, sortant de chaque côté de la gueule comme des défenses... C’était bien une tête de sanglier que P’tit Gaël brandissait comme un trophée.
« D’où sors-tu ça ?» interrogea Madeleine un peu troublée.
« Je l’ai pêché dans le chenal de la Grise ! » déclara sans rire le marin.
« Je ne savais pas que les sangliers savaient nager », bredouilla Madeleine de plus en plus déconcertée.
« Mieux que toi et moi, » répondit P’tit Gaël qui entama alors le récit sa pêche extraordinaire.
Au petit matin de cette journée pluvieuse, il était sorti du port avec son canot à moteur pour faire un ou deux coups de traîne avant la renverse. La mer était couleur d’ardoise. Une petite houle de nord ouest faisait rouler l’embarcation d’un bord sur l’autre. Il était en train de préparer ses appâts quand la bête lui était apparue sur bâbord avant. Au début, il avait cru que c’était un phoque. Des marins en avaient déjà aperçu, justement dans le chenal de la Grise, tout près de l’île du Pilier. Mais à mesure qu’il s’approchait, il avait bien vu qu’il s’agissait d’un sanglier qui pataugeait à la manière d’un chien. L’animal paraissait affolé et allait dans tous les sens. Il avait alors saisi sa gaffe et tenté de le harponner. Mais la peau du sanglier était épaisse.
Rendue furieuse par les coups, la bête avait fait face et commencé à frapper l’embarcation avec sa tête. Au lieu de renoncer, P’tit Gaël s’était acharné et, pour en venir à bout, n’avait rien trouvé de mieux à faire que de lui passer dessus à plusieurs reprises avec son bateau. L’hélice du moteur avait labouré le dos du sanglier qui saignait abondamment. Le marin avait eu juste le temps d’accrocher un cordage autour du corps de l’animal et de le remorquer ainsi jusqu’à la plage. Le sanglier était une femelle. Elle était courte et massive et devait peser près de cent kilos. A l’abri des regards, il avait tranché la tête de l’animal à l’aide de la machette qu’il avait rapportée de Madagascar et dont il ne se séparait jamais. Ensuite, il avait taillé quelques morceaux de viande pour sa consommation personnelle et enterré le reste de la carcasse sous le sable....
Madeleine avait écouté l’histoire sans dire un mot. Elle avait l’impression que le sang dans ses veines s’était mis à ralentir. Elle voyait son reflet dans le miroir qui était accroché au mur. Elle était d’une pâleur de porcelaine. A l’inverse, le visage de P’tit Gaël était devenu rubicond. Ses yeux étaient exorbités. Les veines de son cou semblaient prêtes à exploser. Il avait sorti sa machette du sac en toile cirée jaune et l’agitait au dessus de sa tête en hurlant :
« J’ai eu la peau de cette sale cochonne sauvage ! »
Pour la première fois de sa vie, Madeleine eut peur de P’tit Gaël...
C’est la douleur au dessus de l’arcade sourcilière qui la réveilla. Elle gisait sur le sol derrière le comptoir. Elle avait une entaille au front et du sang lui coulait sur la joue. Elle avait aussi une forte gueule de bois. Madeleine se frotta les yeux. Pas de trace de sanglier ! La salle était déserte ! Elle regarda la bouteille de rhum à moitié vide et s’efforça de reconstituer le film des événements. A l’évidence, elle avait trop bu. Elle s’était blessée en tombant, s’était endormie sous l’effet de l’alcool et avait rêvé cette histoire cauchemardesque...
Dehors, la pluie avait redoublé. Il faisait presque nuit. Madeleine s’apprêtait à fermer et à aller se coucher quand P’tit Gaël ouvrit brusquement la porte du Café. Mal rasé, les cheveux en bataille, il dégoulinait de la tête au pied. Il s’approcha du comptoir en formica rouge, posa à terre le sac en toile cirée jaune qu’il portait sur l’épaule, se hissa péniblement sur la chaise haute, commanda un verre de rhum et lui dit :
« Tu ne devineras jamais ce que des marins ont pêché aujourd’hui dans le chenal de la Grise ».
« Je viens de serpiller, ne va pas me cochonner mon carrelage, » lança Madeleine en guise de bienvenue.
P’tit Gaël ne répondit pas, but son verre cul sec et en commanda un second.
« Quel temps de chien, » dit-elle pendant qu’elle le servait.
« Plutôt un temps de cochon, » marmonna P’tit Gaël dans sa barbe.
« Temps de chien, temps de cochon... Tout ça, c’est un peu la même idée, » répliqua Madeleine qui aimait bien avoir le dernier mot.
P’tit Gaël leva les yeux vers elle, saisit le sac qui était à ses pieds, l’ouvrit et en sortit un lourd paquet de linges sanguinolents qu’il étala sur le comptoir. Madeleine poussa un cri. Elle avait déjà vu bien des choses bizarres rapportées par les marins dans leurs filets, mais c’est la première fois qu’on lui mettait sous le nez un pareil « butin ».
Madeleine connaissait bien P’tit Gaël. Ils étaient tous les deux nés dans l’île à une époque où le pont n’existait pas et où le sentiment d’isolement était plus fort qu’aujourd’hui. Enfants, ils avaient fréquenté la même école et partagé les mêmes jeux sur les plages. Adolescents, ils avaient même un peu « fricoté » ensemble dans les dunes, s’embrassant à bouche que veux-tu devant l’océan. Puis, la vie les avait séparés. A dix-huit ans, P’tit Gaël était parti faire son service militaire dans la marine nationale. Il avait un peu bourlingué et appris le métier de mécanicien. Libéré de ses obligations, il avait aussitôt embarqué à bord d’un cargo qui cabotait dans l’océan Indien, entre l’archipel des Comores et Madagascar... De son côté, Madeleine avait épousé un autre ami d’enfance dont elle avait divorcé quatre ans plus tard après avoir découvert qu’il la trompait comme dans un bois et lui volait le peu d’économies qu’elle avait mis de côté. Elle avait alors repris le Café familial. Depuis, elle passait le plus clair de son temps à remplir les verres des marins et à écouter leurs histoires à dormir debout.
P’tit Gaël était resté absent de l’île pendant une quinzaine d’années. Il y était revenu, un soir d’été, au bras d’une créature de rêve, couleur pain d’épice, qu’il avait ramassée dans les bas fonds du port de Majunga. La belle malgache s’appelait Marie-Désirée et n’était pas farouche. Elle coucha à peu près avec tout ce qui portait un pantalon dans l’île, à l’exception peut être de Monsieur le curé et du fils du boulanger qui n’aimait pas les dames. Fatiguée de ses amours insulaires, elle disparut un beau jour sans laisser d’adresse. Fou de rage, P’tit Gaël mit le feu à la maison qu’il avait fait construire pour elle en bordure du pré du « Cul-de-la-Truie ». Les gendarmes firent semblant de croire à un incendie accidentel et acceptèrent de classer l’affaire. Pendant plusieurs mois, P’tit Gaël erra comme une âme en peine, noyant son chagrin dans l’alcool. Sale, hirsute, injuriant les hommes et harcelant les femmes qu’il croisait dans les rues, il paraissait avoir perdu la raison. En souvenir de l’amitié qui les liait autrefois, Madeleine décida de lui venir en aide. Elle lui trouva un logement dans une petite maison qu’elle possédait à côté du château. Elle fit son ménage, lava son linge, prépara ses repas... Peu à peu, P’tit Gaël reprit goût à la vie et retrouva une figure humaine. Il fréquenta à nouveau le Café de Madeleine. A plusieurs reprises, il lui fit comprendre qu’elle lui plaisait toujours. Il lui proposa même de l’épouser. La jeune femme lui expliqua qu’elle préférait rester seule et que la « bagatelle » ne l’intéressait plus. P’tit Gaël fut profondément blessé par ce refus. Un soir qu’il avait bu plus que de coutume, il la traita de « sale truie ». Madeleine ne releva pas l’insulte. P’tit Gaël bouda pendant quelques semaines, puis reprit ses habitudes au Café sans faire d’histoires...
C’est quand elle vit la tête ensanglantée de la bête étalée sur le comptoir en formica rouge que Madeleine se souvint de l’épisode où il l’avait traitée de « sale truie ». Ce museau en forme de groin, ces soies grises, presque noires, ces dents recourbées, en ivoire jauni, sortant de chaque côté de la gueule comme des défenses... C’était bien une tête de sanglier que P’tit Gaël brandissait comme un trophée.
« D’où sors-tu ça ?» interrogea Madeleine un peu troublée.
« Je l’ai pêché dans le chenal de la Grise ! » déclara sans rire le marin.
« Je ne savais pas que les sangliers savaient nager », bredouilla Madeleine de plus en plus déconcertée.
« Mieux que toi et moi, » répondit P’tit Gaël qui entama alors le récit sa pêche extraordinaire.
Au petit matin de cette journée pluvieuse, il était sorti du port avec son canot à moteur pour faire un ou deux coups de traîne avant la renverse. La mer était couleur d’ardoise. Une petite houle de nord ouest faisait rouler l’embarcation d’un bord sur l’autre. Il était en train de préparer ses appâts quand la bête lui était apparue sur bâbord avant. Au début, il avait cru que c’était un phoque. Des marins en avaient déjà aperçu, justement dans le chenal de la Grise, tout près de l’île du Pilier. Mais à mesure qu’il s’approchait, il avait bien vu qu’il s’agissait d’un sanglier qui pataugeait à la manière d’un chien. L’animal paraissait affolé et allait dans tous les sens. Il avait alors saisi sa gaffe et tenté de le harponner. Mais la peau du sanglier était épaisse.
Rendue furieuse par les coups, la bête avait fait face et commencé à frapper l’embarcation avec sa tête. Au lieu de renoncer, P’tit Gaël s’était acharné et, pour en venir à bout, n’avait rien trouvé de mieux à faire que de lui passer dessus à plusieurs reprises avec son bateau. L’hélice du moteur avait labouré le dos du sanglier qui saignait abondamment. Le marin avait eu juste le temps d’accrocher un cordage autour du corps de l’animal et de le remorquer ainsi jusqu’à la plage. Le sanglier était une femelle. Elle était courte et massive et devait peser près de cent kilos. A l’abri des regards, il avait tranché la tête de l’animal à l’aide de la machette qu’il avait rapportée de Madagascar et dont il ne se séparait jamais. Ensuite, il avait taillé quelques morceaux de viande pour sa consommation personnelle et enterré le reste de la carcasse sous le sable....
Madeleine avait écouté l’histoire sans dire un mot. Elle avait l’impression que le sang dans ses veines s’était mis à ralentir. Elle voyait son reflet dans le miroir qui était accroché au mur. Elle était d’une pâleur de porcelaine. A l’inverse, le visage de P’tit Gaël était devenu rubicond. Ses yeux étaient exorbités. Les veines de son cou semblaient prêtes à exploser. Il avait sorti sa machette du sac en toile cirée jaune et l’agitait au dessus de sa tête en hurlant :
« J’ai eu la peau de cette sale cochonne sauvage ! »
Pour la première fois de sa vie, Madeleine eut peur de P’tit Gaël...
C’est la douleur au dessus de l’arcade sourcilière qui la réveilla. Elle gisait sur le sol derrière le comptoir. Elle avait une entaille au front et du sang lui coulait sur la joue. Elle avait aussi une forte gueule de bois. Madeleine se frotta les yeux. Pas de trace de sanglier ! La salle était déserte ! Elle regarda la bouteille de rhum à moitié vide et s’efforça de reconstituer le film des événements. A l’évidence, elle avait trop bu. Elle s’était blessée en tombant, s’était endormie sous l’effet de l’alcool et avait rêvé cette histoire cauchemardesque...
Dehors, la pluie avait redoublé. Il faisait presque nuit. Madeleine s’apprêtait à fermer et à aller se coucher quand P’tit Gaël ouvrit brusquement la porte du Café. Mal rasé, les cheveux en bataille, il dégoulinait de la tête au pied. Il s’approcha du comptoir en formica rouge, posa à terre le sac en toile cirée jaune qu’il portait sur l’épaule, se hissa péniblement sur la chaise haute, commanda un verre de rhum et lui dit :
« Tu ne devineras jamais ce que des marins ont pêché aujourd’hui dans le chenal de la Grise ».