Un sale petit bruit de mort

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  • Policier & thriller
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  • La ville - cycle 4

La bière avait tiédi. Le fond de ma pinte stagnait tout comme mes pensées en cette soirée d'hiver. Autour, des groupes d'étudiants s'agitaient. Plus loin, la tablée qui m'intéressait. Afterwork de jeunes cadres dynamiques, ça a beau être plus classe sur le papier, c'est toujours des verres qui se vident et des panses qui se remplissent de charcuteries, fromages et autres planchas. 
Du comptoir où je végétais, je ne pouvais pas entendre ce qui se disait. Seulement quelques éclats de rires, rien de plus. Elle, par contre, je la voyais très nettement. Jeune, la trentaine, menue, cheveux châtains. Elle riait souvent, mais cette bonne humeur de façade ne collait pas avec son regard grave qui lui donnait un air presque martial. Elle portait une robe en maille gris pâle et des collants opaques. Un manteau beige clair était étendu sur la banquette à côté d'elle.
J'avais éteint mon portable, ce n'était pas le moment d'être dérangé. Je la pistais depuis plusieurs semaines déjà, hors de question de tout faire foirer pour une notification ou un appel. D'autant plus que je ne pouvais plus attendre, je devais agir ce soir, après je n'en aurais plus l'occasion. 
Le groupe commença à s'agiter. À se lever, à payer, à sortir. Moi, je ne bougeais pas encore. Ils discutaient sur le trottoir ; le Hopper avait aussi des tables en terrasse sur le cours Gambetta. Les clients venaient y fumer, certains restaient même dehors, les moins frileux ou les plus accros.
Après de brèves embrassades, ils se séparèrent. Je pris ma veste, m'engouffrai dans le froid et les remugles de tabac et lui emboîtai le pas.
La nuit était tombée salement, comme un boxeur après un crochet au foie. Les rues suintaient la crasse et l'urine, les gens semblaient fuir plus qu'ils ne passaient. Elle filait sur le trottoir encombré à une trentaine de mètres devant moi.
Elle avançait à vive allure, la faute à cette mode qu'ont les urbaines de glisser leurs talons dans de larges sacs – comme on glisse un lièvre mort dans un carnier – avant de chausser des tennis en sortant du boulot. J'accélérais le pas, il était hors de question que je la laisse me distancer.
Elle se faufilait, légère, entre les passants. D'où j'étais, je ne voyais que son drôle de chignon, boule de poils transpercée par ce qui ressemblait à une baguette chinoise. Je restais dans son sillage mais je me sentais oppressé. Je descendis un peu la fermeture éclair de ma parka malgré le froid cinglant, histoire de laisser un peu d'air arriver jusqu'à mes poumons. Pourquoi avais-je laissé ma Ventoline dans la boîte à gants de la Peugeot ?
Même si je savais qu'on ne devait pas nous voir ensemble, je m'étais rapproché. Cette nuque pâle oscillant sous mes yeux m'attirait comme la lumière d'un phare au milieu des récifs. Ma respiration s'était accélérée et je commençais à ressentir les pics froids de l'asthme traverser mes poumons. Malgré cela, je poursuivais.
L'air me parvenait par bribes glacées. Le soleil froid de l'hiver avait eu beau tenter de réchauffer l'atmosphère, la nuit avait saisi les corps presque inertes dans son gant d'acier.
Un bruit de verre brisé, au loin.
Elle cavalcadait dans les escaliers qui mènent sous le pont de la Guillotière, indifférente aux âmes qu'elle croisait. 
Je m'arrêtai quelques secondes, le souffle court.
Son rythme ne faiblissait pas. 
Ma respiration, elle, si.
Les gens s'étaient amassés en grappes sur les marches, près des rampes de skate. Certains fumaient de l'herbe ; les volutes épaisses dansaient quelques instants au-dessus des visages avant de mourir et de vicier un peu plus l'air déjà pollué du centre-ville.
Je tentais d'accélérer mais la contraction de ma cage thoracique me coupait dans mon élan et je sentais les vertiges arriver au galop. Deux colosses m'auraient entouré de fil barbelé et tiré à chaque extrémité de toutes leurs forces, je n'aurais pas eu moins mal. Je vacillais sous les milliers de pointes acérées qui pénétraient mon tissu pulmonaire. 
Elle filait de plus belle, inconsciente de ce qui était en train de se jouer.
Presque en apnée, je parvins à me rapprocher d'elle. Sa silhouette était trouble désormais mais sa nuque diaphane m'appelait. Elle venait de ralentir. Les lumières atones émanant des péniches drapaient cette ombre d'un halo envoûtant.
Elle se fraya un passage entre les groupes disséminés dans la pelouse et rejoignit les escaliers pour monter sur le quai Augagneur.
Mes pas étaient précédés d'un sifflement, râles d'agonie d'un animal blessé. Les alvéoles de mes poumons étaient enserrées par un tueur froid, sûr et rigoureux, qui s'appliquait à interdire le passage de l'air dans mes bronches épuisées.
J'atteignis le bas des escaliers quand elle les quittait pour le quai Augagneur. L'étau se resserrait.
Elle prit rue Rabelais, tourna à gauche sur la rue Pierre Corneille, dépassa le cinéma la Fourmi. Des cinéphiles sortaient en commentant le dernier Almodóvar. Je les contournai sans la lâcher des yeux. Elle traversa le cours Lafayette et continua tout droit sur cinq cents mètres pour prendre à droite sur la rue Vauban.
Je ralentis, autant pour ne pas être repéré que pour reprendre mon souffle. Je lui laissais un peu d'avance pour ne pas sembler surgir derrière elle et l'alerter de ma présence. Quand je tournai au coin de la rue Vauban, je la vis au loin ; elle ne lambinait pas.
J'avais besoin d'un peu plus de temps pour me remettre de l'effort que je venais de faire. La crise ne me laissait pas de répit, mais je ne pouvais pas m'attarder davantage si je voulais la rattraper. J'avais encore une maigre chance d'y arriver.
Les bruits de la ville me parvenaient comme assourdis. Chaque inspiration me coûtait un effort terrible.
J'accélérais. Sa nuque n'était plus qu'à quelques mètres de moi, je touchais au but. 
Maintenant, elle fouillait dans son sac. Elle devait chercher ses clés, le moment était arrivé.

Soudain, la ville s'était tue. Les lumières s'étaient éteintes d'un coup. Le sol avait émis un son mat sous le choc.
Étalé sur le bitume, elle me surplombait. Ma poitrine s'agitait de manière erratique.
— Monsieur, vous m'entendez ?
Le téléphone à l'oreille, elle appelait les secours, sans doute.
Mon corps m'avait lâché, au pire moment.
— Monsieur ?
Je ne parvenais plus à contrôler ma respiration de plus en plus saccadée. Alors lui répondre...
Pourtant, il fallait que je la prévienne.
Seul un gargouillis inaudible quitta mes lèvres. Elle s'accroupit auprès de moi.
— Calmez-vous, les secours seront là d'une minute à l'autre.
Son visage était quelconque, mais je voyais dans son regard à la lueur des réverbères, sa force et sa détermination. Elle n'était pas du genre à se laisser impressionner par le premier venu. Et ça, ils l'avaient bien compris.
Je n'arrivais plus à articuler.
Un déplacement furtif sur la droite. Des sons étouffés. À même le sol je percevais le bruit des pas qui se rapprochaient.
Il était trop tard. 

— Madame Belmont ?
Elle se releva.
— Qui êtes-vous ?
La déflagration brisa la distance entre sa poitrine et le revolver du tueur. La rue s'illumina comme un soir de carnaval. Mais même si le silencieux atténue le son d'un coup de feu, ça fait toujours un sale petit bruit de mort.
Elle s'affaissa et roula sur le côté. Foudroyée.
J'avais échoué. 
Le tueur s'arrêta à deux pas de moi et leva le bras ; la gueule du flingue me faisait les yeux ronds.
Il abaissa son arme.
À quoi bon ?
Il se pencha sur le corps d'Apolline Belmont, fouilla brièvement les poches de son manteau puis son sac à main. 
Il se releva et sortit de mon champ de vision.
Il avait dû trouver ce qu'il cherchait. Ou bien il se dirigeait vers l'appartement de la jeune femme pour continuer ses recherches.
Le peu d'air qui parvenait à soulever ma cage thoracique sentait la poudre et la mort. 
Le ciel au-dessus des immeubles était sans étoiles. Les lumières de la rue flottaient en une danse inquiétante. 
Le vent ne charriait pas d'air. Seulement l'écho des sirènes de ceux qui arrivent trop tard.

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