Voilà dix jours que je vis recluse. C'est ma décision. Je ne veux plus voir personne. Les volets de la salle à manger sont restés béants, alors parfois, je jette un coup d'œil par la fenêtre ... [+]
Un moment d'euphorie
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Léa arrivait toujours en avance à son poste, mais ce matin-là, elle aurait préféré flemmarder dans son lit. La veille, toute la famille avait fêté à la fois son anniversaire et les noces d'argent de son frère, Bruno, mais c'était surtout la réussite de sa fille en médecine qu'on avait célébrée. Ce succès, c'était celui de tous et les grands-parents étaient les premiers à s'en réjouir. Léa se sentait sur un petit nuage, mais s'avouait épuisée. Adorant pâtisser, elle s'était réservé la préparation des desserts, et gâter vingt-cinq convives, c'est un vrai défi qui avait écourté ses nuits.
Elle se ressaisit. « Tu dormiras mieux ce soir ! » Aucun risque qu'elle ne s'endorme dans la cacophonie ambiante. Elle était garde-barrière à la carrière de trapp. Le trapp, c'est une roche très dure utilisée notamment pour le ballast des voies ferrées ou la construction d'autoroutes. Voilà plus de cent cinquante ans qu'on débitait cette pierre, des hectares de forêt avaient été sacrifiés, pourtant là où œuvrait Léa, en avant du site d'exploitation, l'endroit pouvait encore paraître idyllique, le soleil jouait dans les feuillages et des ombres fuyantes maculaient la lumière éblouissante. L'image était paisible, mais les engins de chantier l'effaçaient vite des esprits : le secteur était soumis à un raffut continuel, plus assourdissant encore lors du chargement des wagons.
C'est grâce à l'intervention de son frère que la jeune femme avait obtenu ce poste de surveillance à l'intersection de la voie ferrée et de la petite route qu'empruntaient certains ouvriers ou de rares promeneurs. La tâche consistait à actionner manuellement les barrières, ce qui ne demandait pas de compétences particulières. Un long convoi d'une quarantaine de wagons circulait chaque jour sur la voie privée qui, plus loin, était raccordée au réseau national. Plusieurs mouvements de trains quotidiens, selon les périodes.
Un véhicule arrivait sur la route forestière. La jeune femme reconnut le 4x4 rouge de son frère. On était lundi, il rentrait de sa réunion avec d'autres responsables, devina-t-elle. Ah ! lui n'aimait pas passer inaperçu, tout son contraire ! Mais elle comprenait qu'il affiche sa réussite. Il avait grimpé les échelons au sein de l'entreprise, une revanche pour son père, Renato, pour ses oncles, et même pour les grands-pères qu'elle n'avait pas connus, qui avaient quitté leur Calabre natale pour casser des cailloux et manger de la poussière toute leur vie. Depuis, dans la famille, on « entrait au trapp », comme d'autres, ailleurs, prennent la mer. Les plus anciens en riaient : « Nous, on a fait carrière ! », tout en crachant un vilain mucus au fond de leurs grands mouchoirs à carreaux.
La voiture rouge s'arrêta devant les barrières fermées, Bruno en sortit, fit la bise à sa sœur. Ils avaient encore en tête la musique de la veille. Tous les invités étaient plus ou moins musiciens, on avait vite extrait des étuis, violons, mandolines et accordéons. Les tarentelles et les airs d'opéra avaient accompagné le repas, de l'apéritif au dessert.
— Funiculi, funicula... entonna Bruno en riant.
Léa l'accompagna sur quelques notes de la chanson napolitaine.
— J'adore nos réunions familiales !
— C'est vrai, c'était particulièrement chaleureux hier, l'approche des vacances doit y être pour quelque chose...
— Et ce beau soleil !
— Et tes gâteaux !
— Ne m'en parle pas ! Je ne veux plus m'occuper de pâtisseries pendant six mois ! Au moins !
— Une chance aussi que notre petit frère ait pu venir de Paris...
— Eh ! il vieillit... et se rend compte de l'importance des liens familiaux.
Ils bavardèrent ainsi pendant quelques minutes, ils en oubliaient le fracas auquel ils étaient habitués, les roulements, grondements, déflagrations des concasseurs, convoyeurs et autres machineries... D'une voix de ténor, Bruno avait repris Funiculi, funicula... en s'installant au volant et il embrayait. Aveuglé par un rayon de soleil qui fusa à travers la voûte feuillue, il leva d'instinct une main en visière devant ses yeux.
Léa chantonnait aussi en esquissant quelques pas de danse, Funiculi, funicula... puis, machinalement, elle ouvrit les barrières, un souffle de brise fit voler sa robe d'été... Funiculi, funicula !...
Ils revivaient la fête de la veille, ils avaient gommé de leur esprit le train qui déboucha soudain d'une courbe ombragée, au moment même où le véhicule s'engageait sur la voie ferrée.
Tout se passa simultanément. Le vacarme du train, les crissements des freins de la locomotive et le choc terrible de la collision inévitable. Léa vit de dos le mouvement affolé de Bruno, une vision qui ne dura qu'un instant. Dans le hurlement des freins, le convoi broya la voiture et la traîna sur plus de cent de mètres...
Sidérée et impuissante, Léa regardait se dérouler la scène d'horreur.
Les premiers ouvriers, les plus proches du passage à niveau, alertés par le vacarme, arrivaient déjà sur les lieux.
Ils la trouvèrent hébétée, médusée, la main encore sur la manivelle actionnant les barrières.
Elle se ressaisit. « Tu dormiras mieux ce soir ! » Aucun risque qu'elle ne s'endorme dans la cacophonie ambiante. Elle était garde-barrière à la carrière de trapp. Le trapp, c'est une roche très dure utilisée notamment pour le ballast des voies ferrées ou la construction d'autoroutes. Voilà plus de cent cinquante ans qu'on débitait cette pierre, des hectares de forêt avaient été sacrifiés, pourtant là où œuvrait Léa, en avant du site d'exploitation, l'endroit pouvait encore paraître idyllique, le soleil jouait dans les feuillages et des ombres fuyantes maculaient la lumière éblouissante. L'image était paisible, mais les engins de chantier l'effaçaient vite des esprits : le secteur était soumis à un raffut continuel, plus assourdissant encore lors du chargement des wagons.
C'est grâce à l'intervention de son frère que la jeune femme avait obtenu ce poste de surveillance à l'intersection de la voie ferrée et de la petite route qu'empruntaient certains ouvriers ou de rares promeneurs. La tâche consistait à actionner manuellement les barrières, ce qui ne demandait pas de compétences particulières. Un long convoi d'une quarantaine de wagons circulait chaque jour sur la voie privée qui, plus loin, était raccordée au réseau national. Plusieurs mouvements de trains quotidiens, selon les périodes.
Un véhicule arrivait sur la route forestière. La jeune femme reconnut le 4x4 rouge de son frère. On était lundi, il rentrait de sa réunion avec d'autres responsables, devina-t-elle. Ah ! lui n'aimait pas passer inaperçu, tout son contraire ! Mais elle comprenait qu'il affiche sa réussite. Il avait grimpé les échelons au sein de l'entreprise, une revanche pour son père, Renato, pour ses oncles, et même pour les grands-pères qu'elle n'avait pas connus, qui avaient quitté leur Calabre natale pour casser des cailloux et manger de la poussière toute leur vie. Depuis, dans la famille, on « entrait au trapp », comme d'autres, ailleurs, prennent la mer. Les plus anciens en riaient : « Nous, on a fait carrière ! », tout en crachant un vilain mucus au fond de leurs grands mouchoirs à carreaux.
La voiture rouge s'arrêta devant les barrières fermées, Bruno en sortit, fit la bise à sa sœur. Ils avaient encore en tête la musique de la veille. Tous les invités étaient plus ou moins musiciens, on avait vite extrait des étuis, violons, mandolines et accordéons. Les tarentelles et les airs d'opéra avaient accompagné le repas, de l'apéritif au dessert.
— Funiculi, funicula... entonna Bruno en riant.
Léa l'accompagna sur quelques notes de la chanson napolitaine.
— J'adore nos réunions familiales !
— C'est vrai, c'était particulièrement chaleureux hier, l'approche des vacances doit y être pour quelque chose...
— Et ce beau soleil !
— Et tes gâteaux !
— Ne m'en parle pas ! Je ne veux plus m'occuper de pâtisseries pendant six mois ! Au moins !
— Une chance aussi que notre petit frère ait pu venir de Paris...
— Eh ! il vieillit... et se rend compte de l'importance des liens familiaux.
Ils bavardèrent ainsi pendant quelques minutes, ils en oubliaient le fracas auquel ils étaient habitués, les roulements, grondements, déflagrations des concasseurs, convoyeurs et autres machineries... D'une voix de ténor, Bruno avait repris Funiculi, funicula... en s'installant au volant et il embrayait. Aveuglé par un rayon de soleil qui fusa à travers la voûte feuillue, il leva d'instinct une main en visière devant ses yeux.
Léa chantonnait aussi en esquissant quelques pas de danse, Funiculi, funicula... puis, machinalement, elle ouvrit les barrières, un souffle de brise fit voler sa robe d'été... Funiculi, funicula !...
Ils revivaient la fête de la veille, ils avaient gommé de leur esprit le train qui déboucha soudain d'une courbe ombragée, au moment même où le véhicule s'engageait sur la voie ferrée.
Tout se passa simultanément. Le vacarme du train, les crissements des freins de la locomotive et le choc terrible de la collision inévitable. Léa vit de dos le mouvement affolé de Bruno, une vision qui ne dura qu'un instant. Dans le hurlement des freins, le convoi broya la voiture et la traîna sur plus de cent de mètres...
Sidérée et impuissante, Léa regardait se dérouler la scène d'horreur.
Les premiers ouvriers, les plus proches du passage à niveau, alertés par le vacarme, arrivaient déjà sur les lieux.
Ils la trouvèrent hébétée, médusée, la main encore sur la manivelle actionnant les barrières.
Efforçons-nous de passer une belle journée malgré l'actualité...
Une belle réussite ce texte, je n'ai pas anticipé du tout cette fin, le titre est malin !
Pourtant l'évocation des jours anciens et des générations heureuses d'avoir gravi les échelons de la société avait bien mis du baume au coeur.
Un texte intense par la juxtaposition de deux paragraphes , l'un dense , riche et empathique et l'autre , concis et foudroyant .