Je suis amnésique.
Bonjour, je m'appelle Paul et je suis amnésique. Je ne dis pas ça pour excuser des petits trous de mémoire ou les légères maladresses de l'empreinte des choses. Non, la
... [+]
Paris.
Vacarme polyphonique du réveil matin programmé à 6 h. Dutronc + 1
Paupière gauche, paupière droite.
Mouvement circulaire et hésitant des bras pour simuler un étirement.
À travers le carreau sale, l’astre diaphane projette les rectangles du store mal ficelé sur le mur opposé.
Pied gauche, pied droit. Chaussons ?
Le carrelage glacé grignote les orteils.
12 marches d’escalier pour le rez-de-chaussée. Vessie, chasse d’eau.
Au bout du couloir la cuisine et l’espoir de trouver dans un jus de cafetière la force nécessaire pour affronter cette journée.
Arabica serré. L’écume généreuse permet de dessiner avec le manche de la cuillère des formes simples qui mettent de bonne humeur, ou pas… Deux sucres.
Pain cramé, gélatine de groseille industrielle.
Bâillement. Tentative d’ouverture du vasistas respiratoire. Le sphincter feignant ne semble pas vouloir actionner la pompe, le cerveau peine à transmettre les bonnes informations.
Cigarette. Le mal par le mal…
Glaire, toux asthmatiforme. La fumée de la clope pourrait ressembler à ces nuages de peintre que l’on aime comparer à des visages ou des animaux, mais l’imagination est absente ce matin.
Peut-être qu’une douche…
Le mitigeur galère à proposer la température idéale, celle qui prolonge la sensation d’être encore dans son lit, encore endormi, encore dans l’illusion onirique d’une possible belle journée, encore un peu…
Serviette éponge 100 % polyéthylène, gel de rasage à l’aloe vera, 6 lames autoritaires pour barbe drue. Une mixture de poils et de mousse tourbillonne dans le siphon. Le reflet du miroir offre le spectacle affligeant d’un visage fatigué. Sous des yeux asthéniques, le relief de la peau est enflé de vilaines boursoufflures. Les rides d’un temps qui passe chargé d’emmerdes, de préoccupations, de moments de joie trop vite effacés par une mémoire sélective branchée sur un courant alternatif. Bonheur périodique, malheur récurent, mélancolie statique. Le carrousel existentiel d’un cercle on ne peut plus vicieux.
Mais elle est belle cette vie, franchement. Elle a de la surprise plein les secondes, des allers-retours expéditifs entre le paradis et l’enfer dans un train bondé de gens figés. La vitesse de la locomotive floute la beauté du paysage, les arbres des forêts brûlent les rétines, les lumières des villes tracent de longues rainures rectilignes à travers les vitres première classe. La célérité du monde aux pas de colosse presse la vie comme une orange sanguine.
Le jus coule dans un grand verre. L’acidité provoque une grimace, la vue du sang ne fait plus peur. Un deuxième café apportera probablement la secousse nécessaire. Un troisième, le cas échéant…
Pantalon de toile bleue épaisse et solide, chemise blanche sans fioriture, basket gauche puis droite, scratch et lacets.
5 minutes de canapé pour finir d’excréter les mirages d’une nuit de sommeil. Narcose paradoxale, effets indésirables de somnifères puissants, zopiclone pour humains formatés, cocktail neuroleptique, réveil cotonneux…
À la radio, les nouvelles du monde. Un présentateur objectif remballe ses sentiments pour ne donner du monde que sa stricte noirceur abjecte. Magouilles politico-financières, guerres sans espoir de paix, extinction d’espèces animales, cyclones dévastateurs, défaite du PSG…
Mais elle est si jolie l’existence, pour de vrai. Avec ses couleurs qui jaillissent de toutes les matières comme des feux d’artifice, ses odeurs de terre après la pluie, le chuchotement des vents qui conversent entre les feuilles d’arbres presque immortels. Du microbe à la baleine bleue tout était parfaitement pensé, divinement évalué au gramme près pour l’équilibre universel par le grand on ne sait qui. Le train part de la gare de l’éden, plein d’une foule ravie de voyager au-delà des frontières du réel. Le Styx se longe comme une rivière paisible, des anges y naviguent sur des barques de fortune. Les va-et-vient entre le bien et le mal permettent à chaque passager de profiter de la féerie du destin, les images kaléidoscope des différents chemins possibles. Une autoroute, un sentier, un choix…
Réveillé par le brouhaha d’un spot publicitaire radiophonique, l’animal de compagnie émerge péniblement à son tour. Gamelle d’eau fraîche puis de croquette au thon, litière, un coup de patte furtif à la souris mécanique, toilette de chat.
On approche les Dutronc + 2, le froid extérieur de cet hiver interminable ne propose rien d’affriolant. Un tramway sans désir, des collègues insipides, un sourire, éventuellement. Le lot quotidien d’un être humain perdu au milieu du surnombre, sur une planète tellurique au centre du néant.
Mais il est pourtant si mignon cet intervalle instable entre la vie et la mort…