Un jardin à soi

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La feuille qu'elle avait vue mourir était à nouveau verte. Ses genoux se pressèrent dans la boue et elle posa une main gantée à côté de la plante pour s'en rapprocher. La boue était encore si humide de la pluie de la veille qu'elle avala le bout de ses doigts. Avril appuya son poignet dans la terre et se pencha vers la plante. Tout renaissait si vite, sans aide, sans chichis. Avec un sourire, elle donna une chiquenaude à la feuille.

Une ombre s'étendit au-dessus d'elle jusqu'à envelopper sa plante dont les feuilles semblèrent se tourner vers la silhouette qui osait déranger Avril. Elle ne venait pas ici à 9 heures du matin pour communiquer avec quelqu'un d'autre que son potager, et pourtant l'ombre resta plantée au-dessus d'elle, et émit un petit son guttural pour attirer son attention.

— Salut ! fit la silhouette quand Avril se résigna à se retourner, vous avez besoin d'un coup de main ? C'est hyper joli ici, je viens de déménager et je découvre, je savais pas que les jardins partagés existaient encore, du coup je suis venu avec mon compost parce que dans le mag de la ville ils disent qu'on peut le déposer, et que ça fait partie des petites choses qui sont bonnes pour la planète et pour euh... 
Il étendit les bras, un sac plastique bringuebalant au bout de sa main :
— La nature. 

Avril n'avait pas encore dit un mot, elle regardait une abeille hésiter entre se poser sur une tulipe orange et aller vers les plantes qu'Avril venait d'arroser.
— Moi, c'est Thomas, et vous ? 
Le jeune homme s'était accroupi à côté d'Avril, les mains flottant au-dessus de la terre molle pour garder l'équilibre sans se salir.
— Avril, fit Avril.
Un large sourire s'étala sur le visage du jeune homme qui lui demanda si elle changeait de prénom chaque mois.
— Non, fit Avril, plongeant la main dans le sac de terreau, c'est toujours pareil.
— Très joli en tout cas, parfait pour le printemps. Est-ce que vous avez une sœur jumelle maléfique qui s'appellerait genre Novembre ?
— Non, pourquoi ? C'est très bien novembre...
— Bah non, la coupa Thomas, c'est triste, tout est gris, tout est mort.
— Il faut que tout meure pour que tout puisse revivre. 
Avril regarda sa plante, dont les feuilles frémissantes semblaient opiner avec elle.
Thomas fit la moue, scruta le visage d'Avril. Ses yeux sombres étaient cernés de noirs, ses joues tachées d'éclats de la terre dans laquelle s'enfonçaient ses genoux.

— Oh, attention ! s'exclama soudain Thomas, le doigt pointé vers une tache brune dans la boue.
Toujours accroupi, il essaya de reculer et perdit l'équilibre, s'effondrant dans le carré où Avril avait prévu de planter ses courgettes. Il glapit, les pieds en l'air, se battit avec lui-même pour se relever sans toucher la terre. Avec un soupir, Avril se redressa et lui tendit la main.
— Allez, c'est pas des sables mouvants.
— Pardon, souffla Thomas, c'est juste qu'il y avait un cafard ou je ne sais quoi, tout près de votre pied, ça m'a... enfin, c'est dégueu. 
Avril jeta un coup d'œil vers le cloporte qui s'éloignait en se trémoussant, sans doute aussi surpris qu'elle de la peur du jeune homme, et eut un petit rire.
— Vous êtes pas dans votre cuisine ici, c'est leur maison, ils se promènent, ils font ce qu'ils veulent, ils rendent visite à mes plantes, préparent la terre pour tout ce que j'y mets. Regardez. 

D'une main, elle lui montra ses tulipes qui se courbaient sous les rafales de vent. L'abeille s'était décidée pour la tulipe et s'y reposait maintenant entre deux pétales. Au-dessus d'elle bourdonnaient ses congénères, certaines plus dodues, d'autres aussi bruyantes que l'écho du périphérique qui cernait le jardin. L'autre main d'Avril, gantée et aussi tachée de boue que le jean de Thomas, se cala sur l'épaule du jeune homme et l'incita à se pencher pour mieux voir les quelques coccinelles qui trottinaient sur les feuilles mortes et les fleurs sauvages. Il eut un mouvement de recul quand un bourdon s'approcha près de lui, mais les doigts d'Avril s'enfoncèrent dans son épaule et il entendit la jeune femme rire :
— Il cherche mes tomates, mais c'est encore un peu tôt.
— Y en a du monde, on dirait.
— C'est ça. C'est nous les invités ici. Votre ami le cloporte était sans doute attiré par votre sac de compost là, d'ailleurs vous devriez avoir un seau.
— Je l'ai déjà remis dans la voiture, mais ça, c'est ce qu'ils n'acceptent pas. 
Il ouvrit les pans de son sac plastique pour qu'Avril y jette un œil. Elle fronça les sourcils et y plongea la main, remuant et fouillant comme si elle allait en sortir la boule gagnante du loto.
— Les pelures d'orange, tout ça, c'est vrai qu'ils ne prennent pas au compost, je comprends pas trop pourquoi, peut-être qu'il faut que ça soit bio, ou je ne sais pas. Après, selon moi tout ce qui vient de la terre peut revenir à la terre, du coup si ça vous dérange pas...
— Non, non, allez-y, j'imagine qu'il y aura un peu de moi dans votre potager, ça me fait plaisir.
— C'est ce que je pense aussi ! cria Avril.
Elle leva sa main à sa bouche devant l'air étonné de Thomas.
— Désolée. C'est juste que la parcelle était à ma mère avant, c'est elle qui a fait de ce jardin ce qu'il est... Elle y a tellement mis d'elle que chaque printemps j'ai l'impression que c'est elle que je revois. Elle qui reprend vie.

Thomas ouvrit la bouche, puis la referma. L'image de ses parents affairés dans leur jardin apparut dans sa tête, aussi clairement que s'ils étaient là, dans le potager d'Avril. Il avait toujours connu son père à genoux dans la terre, à cueillir ou planter des légumes que Thomas laissait au coin de son assiette. Et sa mère, petite femme aux robes des mêmes motifs que les fleurs qui débordaient de l'allée conduisant à leur portail. Elle n'était jamais aussi fière qu'à côté de ses roses, même quand Thomas avait eu le bac.
Il tendit le sac plastique à Avril qui le posa à côté de sa bêche et son sac de terreau.
C'étaient des vieux souvenirs. La dernière fois qu'il avait rendu visite à ses parents, le jardin était envahi de mauvaises herbes, et son père peinait à se relever de sa chaise pour l'accueillir. Sa mère n'y voyait plus assez clair pour se rendre compte que ses roses ne s'ouvraient plus. Rien ne bourdonnait plus chez eux, et les oiseaux ne s'y arrêtaient plus depuis longtemps.

— Pardon ? fit-il devant le regard interrogateur d'Avril.
Elle sourit et le remercia une nouvelle fois, ça allait être parfait pour son jardin, il allait en faire des heureux.
— Je peux revenir, souffla-t-il, si ça... si ça vous dérange pas. J'en mange beaucoup, des agrumes je veux dire. Si quelqu'un peut s'en servir. Vous, et puis toute votre animalerie...
Un papillon voleta autour d'Avril, effleura une mèche de ses cheveux avant de plonger et disparaître dans les herbes à leurs pieds. La jeune femme sourit.
— Bien sûr. 

Les doigts anxieux de Thomas tripotaient son jean, et des morceaux de boue séchée s'envolèrent quand il haussa la main pour serrer celle d'Avril. Ils échangèrent leurs numéros de téléphone, et il lui promit de revenir le samedi suivant.
Il passerait le matin, se dit-il en remontant dans sa voiture, un dernier regard dans le rétroviseur vers le jardin où des enfants s'activaient près d'un hôtel à insectes, il demanderait des conseils à Avril, il noterait les plus précieux, et puis l'après-midi il irait voir ses parents, et prendrait soin de leur jardin à eux.

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