Un destin rocambolesque

Toute histoire commence un jour, quelque part dans le pays noir, nous dit le doyen Samba. Il y a longtemps, très longtemps, vivait au bord d’un fleuve mystique, une tribu forte et redoutable. Ses hommes étaient puissants et courageux, ses femmes adulées et mystérieuses. Depuis longtemps, la quiétude régnait sur eux. Ils étaient heureux parmi les peuples de la terre et vivaient dans l’abondance. Ils habitaient dans un abîme appelé Hinoura. Dans leur langue, ce nom signifiait « terre sacrée ».
Après ces mots, le doyen Samba soupira un instant. Ses yeux clignaient à gauche et à droite et sa gorge remuait. Après une courte trêve, il reprit l’histoire au milieu de ses petits-fils réunis autour d’un grand feu de bois.
Hinoura était un village habité par les Sinka, une tribu de féticheurs très réputés. Situé au bord du fleuve Da Salma, il était mystérieux, impénétrable. Assis sur un massif montagneux, il était entouré de dunes de sable et de la mer. On trouvait à l’intérieur de cette vaste agglomération, des artères caillouteuses qui en rendaient l’accès ardu. Ces cailloux étaient mystérieux. Il se racontait que dans les temps encore très reculés, quand les ennemis attaquaient le village, ils se transformaient en de véritables armées qui menaient la lutte. Ils pourchassaient les ennemis. Ceux-ci repartaient chez eux, le corps couvert de sang.
Jamais, les habitants de ce village ne se livraient à un combat corps à corps avec leurs ennemis. Craints parce que dotés de pouvoir magique, ils laissaient aux esprits le soin de combattre. Leurs ancêtres avaient signé un pacte avec les génies de la forêt qui les protégeaient de tous les malheurs. Il y en avait parmi eux, qui pouvaient suspendre leur village en le rendant invisible aux ennemis au cas où ils ne souhaitaient point combattre.
Mais la chose la plus étonnante dans ce pays était qu’on ne voyait ou n’entendait parler que de choses mystérieuses : des fables ou des histoires surnaturelles, des contes et des légendes extraordinaires. Tout y allait très bien. Les pluies tombaient et les plantes poussaient. Les habitants de Hinoura ne rechignaient jamais aux travaux champêtres. Ils se rendaient tout le temps sur les berges du fleuve Da Salma pour défricher et planter.
Da Salma était un fleuve mystérieux. Personne n’ignorait son pouvoir maléfique, des plus petits enfants aux personnes les plus âgées du village. Tous les habitants témoignaient de sa puissance. Certaines légendes faisaient allusion à sa surnaturelle force pendant certaines veillées nocturnes. Malgré le fait que le temps ait changé, ils continuaient toujours à le mystifier. Il se racontait aussi ce dont ce fleuve avait été capable jadis. Il pouvait disparaître et réapparaitre instantanément. Il avait même réussi à donner miraculeusement naissance à une âme nouvelle. Ce qui éblouissait les jeunes.
Un jour, un groupe d’initiés se rendant alors au champ entendit de loin, les cris d’un nourrisson. Le bruit était si fort qu’il venait de tous les sens. Ils étaient intrigués et ne savaient que faire. Ces hommes regardèrent dans tous les sens avant de se lancer à sa recherche. Mais en vain, ils ne le virent pas. Ils farfouillèrent tous les endroits sans le retrouver. Ils foncèrent au milieu des chênes et de la faune sauvage. L’un d’entre eux finit par voir une corbeille qui scintillait comme une étoile dans une constellation. Elle était installée sous un fromager. Il s’en approcha et vit un bébé s’abreuvant à son biberon les jambes en l’air.
Il en fut ébloui. Comment un enfant pouvait-il apparaître dans ce coin qu’ils avaient pourtant fouillé ? se demandait-il. Il paniqua et regarda l’enfant, les yeux hagards. Ce dernier était sans nez et sans oreilles. La caisse qui surmontait ses épaules était grande. Il avait un aspect démoniaque. Après un moment de trêve, il plongea sa main dans la corbeille pour récupérer le bébé lorsque celle-ci fut retenue et suspendue en l’air. Une force surnaturelle semblait la tenir. Un baobab lui intima l’ordre de s’écarter. Paniqué, il cria fortement, mais sa voix était inaudible. Regardant le ciel, il prononça quelques formules magiques. L’enfant disparu, il quitta hâtivement le lieu.
Il se dirigea en courant vers ces amis. Essoufflés, puis troublés par l’évènement, ils retournèrent au village. Après avoir passé une nuit blanche à côté de leurs épouses, tôt le matin, ils partirent consulter les esprits de la forêt mystérieuse. Ils en ressortirent satisfaits et repartirent à la recherche de l’enfant. Ils farfouillèrent le lieu toute la journée et ne le revirent plus. Celui s’était caché sous un immense étendard d’où il les observait minutieusement.
Ainsi, à la fin de la soirée, ils décidèrent de retourner chez eux en projetant le rendez-vous le lendemain. Programme que nul ne respecta. Des jours passèrent. Alors un jour, un vieillard chenu, à la barbe splendide et au regard perçant revenant du fleuve portant sur la tête des fagots entendit aussi, la voix d’un bébé qui sanglotait. Il fit une halte et l’écouta attentivement. Au bout de quelque moment, il poursuivit son chemin. Il ne voulut point aller à sa rencontre, il avait hésité. Il avançait à petit pas lorsqu’il vit de loin, une calebasse qui brillait énormément au milieu des arbres. Seul dans cette immense verdure, le vieux mit de côté son fardeau et partit à sa recherche. Il trouva un bébé au visage clair tenant une pierre précieuse dans sa main qu’il suçait tranquillement. Le vieux reconnut vite le diamant, il voulut s’en saisir, mais hésita de nouveau. L’enfant lui sourit. Aucune dent ne manquait dans sa bouche. Le vieil homme comprit vite qu’il ne s’agissait pas d’une personne ordinaire, mais d’un génie.
Ce vieillard s’appelait Ahouba. Chez les Sinka, ce nom signifie « garçon doué ». Comme son père, Ahouba était le plus grand sorcier du village. Il avait réussi à fonder une petite communauté dans le village crainte de tous les habitants. Il avait une chambre magique où personne ne pénétrait. Il y avait tout ce qui était précieux et mauvais à l’intérieur. L’on y trouvait même les parties humaines. Les mauvaises langues du village appelaient cette maison Lamaci c’est-à-dire « la chambre maléfique ».
Ahouba fit quelques incantations. Il appela ses génies, se confia à ses ancêtres. Il invoqua le secours de Guiou Guiou, son dieu personnel et l’endroit se rafraichit aussitôt. Une pénombre apparut au ciel jusque-là éclairé par les éclats du soleil. Des sauterelles vinrent nombreuses, les fourmis et les scorpions l’entourèrent. Au bout de quelques temps, l’enfant perdit toute sa puissance. Il se mit donc à pleurer comme tout enfant ordinaire. Le vieux le porta au dos et poursuivit son chemin. Tout redevint encore normal. L’épais drap noir qui enveloppait le ciel se dissémina rapidement. Arrivé devant sa masure, il trouva sa femme en train de cuisiner sur de gros cailloux sans bûche.
Elle vit l’enfant. Ebahie, elle se dirigea vers son mari et lui demanda :
_ Qu’as-tu apporté Ahouba ?
_ Un enfant que j’ai retrouvé dans la forêt.
Tandis que le bébé se mettait à pleurer, sa femme en était toute heureuse. De toute sa vie, elle n’avait pu avoir d’enfants. Son mari avait usé de toutes ses connaissances mystiques sans rien arranger à sa situation. Elle se saisit de l’enfant, le porta au dos en chantonnant.
Siâ avait soixante-quinze-ans. Sa peau était écornée et son visage plein de rides. Quelques temps après que l’enfant eut cessé de pleurer, Ahouba le reprit dans ses bras, se dirigea vers la forêt mystérieuse. Il le confia aux esprits protecteurs pour éviter qu’il ne disparaisse un jour. A son retour, il lui trouva un joli prénom : Sanken signifiant dans leur langue « plus grand qu’un sorcier ». La même nuit, la mère du nourrisson fait faire un rêve. Elle demandait aux habitants de lui rendre son enfant. Pour la première fois, c’est au protecteur des falaises qu’elle s’était révélée. Ce dernier avait porté l’information à tout le village, mais personne ne le prit au sérieux puis qu’ils accordaient plus de considération à leur propre force.
L’enfant avait vite grandi. Déjà, à cinq ans, il éblouissait tout le monde par sa force surnaturelle. Il rentrait seul dans la forêt mystérieuse et en ressortait vivant. Aucun enfant n’osait y mettre le pied. Parfois même, il pouvait disparaître des jours avant de revenir au village. Son attitude surprenait même les sages. A dix ans, il devint un guérisseur réputé dont le nom était sur toutes les lèvres.
Ses parents immortels le suivaient toujours et n’osaient l’approcher de peur de subir une quelconque rétorsion. Sanken était un enfant prodige. Ahouba avait enduit tout son corps de gri-gri et de talisman, ce qui le rendait invulnérable. Mais le diable ne cessait de faire proliférer les rêves dans la tête des gens. Il menaçait de plus en plus, et chaque fois qu’un habitant en parlait au vieil Ahouba, il souriait. Sûr de sa force, il n’éprouvait aucune crainte.
D’ailleurs, pendant sept jours, sept nuits, il l’avait affronté dans un combat mémorable. Il vécut ainsi des années et mourut. Avant de tirer sa révérence, il avait transmis tous ses secrets à Sanken qui n’était plus un adolescent. Il faut signaler qu’en ce moment-là, il avait même épousé Missia qui lui donna une grosse fille, Aissatou. Celle-ci était née dans lamaci, la chambre mystérieuse que le vieil Ahouba avait héritée de son père. C’est pourquoi, tout le monde l’appelait dans le village Aissatou Lamaci. Sa naissance fut miraculeuse. Un gros chapelet couvrait son corps. Elle était sans bras et n’avait que deux dents. Elle donnait l’impression d’être une personne maléfique.
Sa mère l’avait jetée au sol quand elle accoucha d’elle et la terre lui parla. Elle eut peur. Un jour, alors qu’elle circulait près d’un ravin, les arbres lui adressèrent la parole, mais elle ne les comprit pas.
Aissatou avait vite grandi aussi. Dans sa tendre enfance, elle faisait souvent peur aux gens. Elle était dotée d’un pouvoir hors norme. Elle pouvait se métamorphoser dans tout ce qui bougeait. Elle connaissait parfaitement les vertus de toutes les plantes médicinales de la forêt. Même les malades dont l’état n’inspirait plus espoir était traités par elle. C’est pour ces raisons-là, que tout le monde venait se soigner chez elle.
Pendant des années, sa renommée s’était établie, et avait grandi comme ce fut le cas de celle de ses ancêtres. On la considérait comme la meilleure guérisseuse du village. D’aucuns racontaient qu’elle était plus puissante que son père et même son grand-père n’était pas aussi doué qu’elle. Son père devenu très vieux avait disparu et personne ne vit son corps. On racontait que les génies l’avaient emporté. La véritable mère de Sanken gardait cette haine contre ce village. Elle avait décidé d’y déverser sa colère après la disparition de son enfant qu’elle affectionnait tant.
Une nuit, alors que le village s’était endormi, un immense feu de brousse éclata. Les cases furent endommagées, et les dégâts innombrables. Même Lamaci, la chambre mystérieuse avait été incendiée. La répercussion de cette tragédie fut telle, qu’Aissatou perdit tout ce bel héritage de ses ancêtres. Elle était la plus triste, la plus véhémente. Cet évènement la troubla fortement. Elle n’en revenait pas. Elle faillit en devenir folle, mais elle garda son sang-froid.
Depuis lors, elle ne put soigner de malade. Elle n’avait plus aucune force. Les plantes qu’elle ramenait de la forêt n’avaient plus de pouvoir. En ce moment-là, des gens mouraient énormément de ses soins. Chaque malade qui arrivait dans sa maison ne s’en sortait point. Les habitants du village commencèrent à la traiter de mangeuse d’homme. Tout le monde l’insultait désormais et personne ne venait chez elle.
Elle était moquée parce qu’elle n’avait plus de pouvoir surnaturel. Tout lui avait été retiré par les génies. Elle ressemblait maintenant à une maboule. Tout le monde la fuyait.
Un soir, couchée sur l’estrade de sa maison en train de méditer, elle entendit une foule de gens dont certains tenaient des machettes, des dabas, de gros couteaux. Ils réclamaient sa tête. Elle eut peur. Elle ne s’attendait pas à cela. On l’accusait d’être responsable de la calamité qui s’était abattue sur le village. Les plantes ne poussaient plus, les pluies se raréfiaient et la sècheresse s’installa. Pire encore, tous les hommes avaient perdu leur pouvoir. On l’accusait à tort et à travers.
Les fétiches partis, la forêt mystérieuse avait cessé de jouir de ses forces. Le village n’avait plus d’Homme. Face à la foule, Aissatou était rentrée dans sa chambre. Elle tremblait comme une feuille morte. Soudain, la foule s’introduisit dans la pièce, mais ne la retrouva pas. Elle avait réussi à sortir de la maison en traversant les murs qui s’étaient ouverts à elle. Les gens n’en croyaient pas, à leurs yeux. Etonnés, ils ressortirent et se lancèrent à sa poursuite. Aissatou courait rapidement, elle tombait et se relevait. Au bout d’un moment, elle arriva devant une case et trouva une vieille dame installée sur un banc de bois. Elle lui fit une brève explication entrecoupée de gémissements et de pleurs. La vielle fit semblant d’être touchée par son histoire.
Elle lui ordonna de rentrer dans sa case. Ensemble, elles y pénétrèrent. Apparemment, cette vieille ressemblait à une personne incapable de faire du mal à une mouche. Aissatou pensait trouver refuge auprès d’elle. Dans son for intérieur, elle souhaitait comme tout autre villageois la mort de la fille. Elle était en train d’échanger avec celle-ci lorsque tout d’un coup, elle entendit un grand bruit dehors. La foule réclamait la mort de la fille.
Elle décida de la piéger. Elle lui demanda de descendre dans une grande malle qu’elle gardait à l’intérieur de sa maison. Aussitôt descendue, la vieille sortit de la case pour alerter la foule. Mais avant de sortir, elle avait demandé à la fille d’éviter de faire du bruit et referma la grande malle avec un cadenas.
Dehors, elle fit signe à la foule. Hommes et femmes s’introduisirent dans la chambre. Elle leur montra la malle où la fille était supposée se trouver. Sûre d’elle, elle remit la clé à un jeune homme au cœur intrépide. Celui-ci prit tout son temps et des gens attendaient, pressés d’en finir avec la fille. Lorsqu’il ouvrit la malle, les gens s’en approchèrent, mais malheureusement, ce furent des cancrelats qui sortirent de sa cachette. Aissatou avait disparu.
La foule courroucée avait décidé de sanctionner la vieille femme qui jurait par tous les dieux qu’elle n’avait pas menti. Cela ne l’épargna pas de la sanction. Elle fut pendue. Et c’est depuis ce jour, que les cancrelats et les malles sont devenus inséparables.
Le doyen Samba fit une longue respiration avant de s’étendre sous l’ombre fraîche au pied du baobab sacré. L’histoire terminée, la foule se dispersa et chacun rejoignit sa case pour dormir les poings fermés en attendant le soir, sous la belle lune, un autre enseignement du patriarche.