Cela faisait si longtemps que Nick conduisait qu’il ne sentait plus ses membres engourdis, mis à part son dos qui lui causait un mal atroce. Sa bouche lui semblait desséchée ... [+]
Décidément, cette journée avait été excellente, songeait Dolores Ombrage en se promenant comme à son habitude sur le chemin de Traverse, bien moins fréquenté qu’en temps normal, en cette fin d’Août lourde et étouffante. Tout d’abord, il y avait eu sa promotion : le matin même, Pius Thicknesse – le ministre de la magie – était venu en personne dans son bureau pour lui annoncer la bonne nouvelle : une prime exceptionnelle d’un montant de mille Gallions lui avait été accordée, en échange de longues années de bons et loyaux services. Ce n’était pas grand-chose que mille Gallions, s’était dit Ombrage, mais il était plaisant de constater que, malgré le récent fiasco du retour de Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom, elle restait néanmoins un des poids lourd du ministère.
Et puis, il y avait également ce nouveau travail, dans lequel elle s’épanouissait chaque jour un peu plus. Etre Présidente de la Commission d’enregistrement des nés-Moldus n’était certes pas de tout repos, mais c’était un rôle bien plus plaisant que celui de sous-secrétaire d’Etat auprès du ministre, qu’elle occupait auparavant sous Fudge. Comment avait-elle pu se complaire pendant si longtemps dans cette tâche, sous les ordres d’un incompétent sans cervelle ? se demandait-elle chaque jour.
La Commission d’enregistrement des nés-Moldus recensait les familièrement nommés Sangs-de-Bourbe, c’est-à-dire les sorciers n’ayant aucun autre membre de leur famille possédant des pouvoirs magiques. Ils étaient convoqués au ministère, où leur était remis un questionnaire qu’ils devaient remplir sur leurs antécédents familiaux. Ensuite, ils étaient transférés dans des cellules surveillées par des détraqueurs en l’attente d’un procès. Ceux n’ayant pas été en mesure de fournir un justificatif de leur patrimoine génétique étaient emprisonnés à Azkaban, accusés de vol de magie. Les autres repartaient libres, mais sans leur baguette et dans l’impossibilité de retrouver un emploi. Quant à ceux qui ne se présentaient pas à la convocation du ministère, ils étaient traqués puis amenés de force à Azkaban, où les plus récalcitrants subissaient le baiser du détraqueur.
Ombrage n’avait aucune animosité particulière envers les Sangs-de-Bourbe, même si elle ne les avait jamais portés dans son cœur. Pourtant, elle présidait la commission avec un plaisir sans cesse renouvelé, s’accommodant parfaitement de son nouveau travail. Au début, elle avait légèrement craint l’idée de travailler en étroite collaboration avec des détraqueurs, mais elle constatait aujourd’hui que tout se passait à merveille. Elle n’éprouvait plus ce froid glacial, cette peur lancinante et cette sensation de désespoir à leur contact. Non, maintenant, ils la rassuraient même, la protégeant plus efficacement que n’importe quel sortilège des Sangs-de-Bourbe désespérés qu’elle recevait lors de leur jugement. Après tout, qui sait ce qu’est capable de commettre un pauvre être qui se sent acculé ?
Le chemin de Traverse avait, pensa-t-elle, radicalement changé au cours des derniers mois. Plus d’enseignes colorées, plus de publicités pour diverses fournitures scolaires ou robes de sorciers dernier cri. Les grandes affiches de mises en garde contre Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom et ses serviteurs, qui tapissaient la rue moins de trois semaines auparavant, avaient elles aussi toutes disparues, remplacées par d’innombrables photos de Harry Potter observant les passants d’un air renfrogné, sous lesquelles était inscrit en lettres capitale : « ENNEMI PUBLIC N°1 ».
Après tout, se dit Ombrage en observant les photos un petit sourire sur les lèvres, l’horrible garçon avait eu raison depuis le début. Mais aujourd’hui, cela n’avait plus d’importance. Plus aucune importance... Depuis la mort de Scrimgeour et l’arrivée au pouvoir de la marionnette Pius Thicknesse, Harry Potter était la personne la plus recherchée du pays.
Dolores n’était pas idiote. Elle savait très bien que ce qui s’était passé au ministère trois semaines auparavant n’était ni plus ni moins qu’un coup d’Etat orchestré par le seigneur des ténèbres en personne. Opportuniste jusqu’à la moelle, elle n’avait pas fui, ou tenté de résister, comme l’avaient fait bon nombre de proches collaborateurs de Rufus Scrimgeour. Au contraire, elle avait immédiatement offert son amitié et sa collaboration au nouveau gouvernement, et très vite on lui avait proposé ce fameux poste à la Commission d’enregistrement des nés-Moldus.
Elle n’ignorait pas que le nouveau gouvernement était composé de Mangemorts, jadis condamnés à perpétuité pour des crimes immondes. Auparavant, elle n’aurait jamais imaginé avoir affaire à de tels personnages, mais le vent avait tourné de manière radicale, et elle était assez futée pour aller dans son sens. Après tout, se disait-elle, elle avait toujours été une sorcière honnête tâchant du mieux possible de servir le ministère ! Etait-ce sa faute si ce dernier était maintenant à la solde du seigneur des ténèbres ?
Bien sûr, il y avait des victimes, mais toutes les guerres provoquent leur lot de victimes. Quant à elle-même, songea Ombrage avec un petit rire léger, ses ancêtres étaient de purs sorciers depuis trois générations, elle ne courait donc aucun risque. Et puis, était-ce donc sa faute si le seigneur des ténèbres désirait éradiquer les Sangs-de-Bourbe ? Si ces derniers n’étaient pas capables de se défendre ou de fuir, c’était leur problème !
Oh, bien sûr, elle-même jouait un rôle clé dans le jugement des nés-Moldus. Mais elle ne faisait qu’obéir aux directives du ministre. Dans l’éventualité où le seigneur des ténèbres finissait par être vaincu – et cela l’étonnerait beaucoup – elle n’aurait qu’à prétendre avoir agi sous la contrainte, terrifiée par les conséquences qu’auraient apportées un refus de collaborer...
Perdue dans ses pensées, elle eut un léger sursaut quand un jeune homme d’une vingtaine d’années, habillé de loques et l’air misérable, s’accrocha fermement à son bras :
« M’dame, j’vous en prie, aidez-moi ! Ils m’ont tout pris, ma baguette, ma maison, mon travail ! J’suis un vrai sorcier, un vrai sorcier, je le jure... »
Ombrage se dégagea d’un coup sec, et épousseta sa manche d’un air écœuré, coupant net le sifflet du pauvre homme. Puis, elle se tourna vers lui et ses larges lèvres molles et luisantes se retroussèrent en un grand sourire amusé :
« Un vrai sorcier, voyez-vous donc ? Et vous, savez-vous qui je suis ? Dolores Ombrage, présidente de la commission d’enregistrement des nés-Moldus. Si vous avez une réclamation à faire, vous n’auriez pas pu mieux tomber. »
Ombrage fut grandement amusée de voir le Sang-de-Bourbe ouvrir la bouche d’un air ébahi, avant de reculer d’un pas, une lueur apeurée dans le regard.
_Ah, pas de réclamation ? fit elle avec un petit rire cristallin, étrangement, je m’en serais douté. Estimez-vous déjà heureux d’être libre : vous auriez-pu vous retrouver à Azkaban, c’est la place réservée aux voleurs de magie tels que vous, désormais.
Son sourire s’élargit, puis elle donna un petit coup sec avec sa baguette. Le Sang-de-Bourbe fut projeté à terre et poussa un pitoyable gémissement de douleur. Ombrage l’observa d’un regard moqueur alors qu’il tentait péniblement de se relever, et s’exclama triomphalement d’une voix haut-perchée :
« Voilà ce qu’il en coûte de s’attaquer à une vraie sorcière. Maintenant, partez avant que je vous arrête pour tentative d’agression sur une honnête membre du ministère ! Je vous conseille de déguerpir au plus vite, vous vous trouvez dans un lieu réservé aux vrais sorciers et non pas aux vulgaires voleurs.»
Elle laissa le Sang-de-Bourbe gémir et poursuivit son chemin, très satisfaite d’elle-même. Le chemin de Traverse était décidément peu fréquenté ce jour-là. De plus, les quelques passants avaient tous des mines grises et fatiguées, et portaient pour la plupart de simples robes noires totalement dépourvues de fantaisie. Ombrage, quant à elle, était vêtue d’une cape rose bonbon pelucheuse, surmontée d’un horrible cardigan jaune vif. Le moins que l’on pouvait dire, c’est qu’on la remarquait de loin, et cela, Ombrage adorait. Sur son petit cou trapu, gras et blafard se balançait un lourd médaillon en or, sur lequel étaient serties des petites émeraudes formant la lettre « S ». Elle l’avait acquis quelques jours auparavant, alors qu’elle se promenait, là encore, sur le chemin de Traverse. Ce jour-là, son regard avait été attiré par un misérable vendeur à la sauvette essayant de refourguer des objets vraisemblablement volés. Elle l’avait interrogé, et avait été prête à lui mettre une amende pour commerce d’objets magiques sans licence. C’est alors que son regard avait été attiré par le médaillon, et, instantanément, elle était tombée sous son charme. Elle l’avait alors confisqué, en échange de quoi elle avait laissé l’autre épave poursuivre ses activité illicites.
Ce médaillon, Ombrage l’a-do-rait ! Quand elle le portait, elle se sentait d’humeur guillerette. Elle avait même l’impression qu’il lui communiquait des sortes d’ondes positives. Il s’agissait sans doute d’un objet doté d’une grande force magique. Ah, vraiment, elle avait fait une excellente affaire ce jour-là ! Elle ne le quittait même plus, dormant avec durant la nuit, se rendant avec lui au travail... Ces derniers jours, il accaparait de plus en plus ses pensées : à la moindre contrariété, elle renfermait sa grosse main boudinée dessus, et elle était persuadée de ressentir comme une vague de bien-être. D’ailleurs, quand elle le tenait dans le creux de sa main, il lui semblait qu’un minuscule pouls battait à intervalle régulier, – boum, boum, boum – comme si cet objet était doué de vie propre.
Dolores arriva enfin à sa destination, Gringotts, la banque des sorciers. Elle détestait ce lieu, à cause des Gobelins, mais nécessité oblige, il fallait bien qu’elle s’y rende pour ses finances personnelles.
En rentrant dans l’immense bâtiment, elle jeta un regard de dégoût aux deux gobelins postés en faction. Ces êtres étaient de la vermine, au même titre que les elfes de maison, les loups garous, les demi-géants, les Etres de l’eau ou toute autre créature hybride ou non humaine dotée de parole et de pouvoirs magiques. Ombrage avait toujours personnellement pensé que ces créatures devraient être surveillés de manière stricte – voire pourquoi pas marquées ? – afin d’éviter les dérapages ou les complots à l’encontre de la communauté des sorciers.
Accompagnée d’un gobelin nommé Raznek, elle se rendit dans un des wagons qui menait aux coffres forts de la banque. Durant la descente, elle fit de son mieux pour se tenir éloignée du gobelin, ne pouvant réprimer un frisson de dégoût chaque fois qu’il la frôlait lors d’un tournant particulièrement serré. Enfin, le chariot s’arrêta et Ombrage sortit du véhicule aussi vite que le lui permettaient ses jambes courtaudes. Ouf ! Elle ne supportait pas ces voyages inconfortables dans ces vieux tas de ferrailles, surtout en compagnie d’une telle créature !
Son coffre-fort se trouvait dans une immense crypte, non loin des tréfonds du sous-sol de la banque. Elle fit tourner sa clef dorée dans la serrure, et la porte s’ouvrit sans aucun bruit. A l’intérieur de la pièce se trouvait un tas de pièces d’or d’une hauteur appréciable, Ombrage étant issue d’une famille aisée et gagnant un salaire plus que confortable. Mais ce n’était pas pour l’argent qu’elle se rendait aujourd’hui.
Durant toute la descente, elle n’avait cessé de tripoter son médaillon avec incertitude. En effet, elle avait prévu de le laisser en sûreté dans son coffre-fort, là où il ne pourrait en aucun cas être volé. Ces derniers jours, elle avait craint de plus en plus pour sa sécurité, s’imaginant sans cesse qu’on le lui dérobe. Un objet d’une telle valeur devait incontestablement attirer les voleurs ! Et puis, une petite voix en elle lui disait de le mettre en lieu sûr. Plus qu’un conseil, ces derniers temps, la voix s’était muée en ordre. Parfois, elle allait même jusqu’à s’imaginer que c’était le médaillon lui-même qui lui parlait, mais elle savait bien qu’il s’agissait d’une idée absurde...
Mais d’un autre côté, elle ne se sentait maintenant plus du tout certaine de son choix. Après tout, pouvait-on vraiment faire confiance à ces horribles gobelins ? Rien n’était moins sûr. Et puis, ne serait-il pas plus en sécurité avec elle ? Jusqu’à présent, elle s’en était occupé comme de la prunelle de ses yeux. Le garder sur soi présentait aussi un avantage non négligeable : celui de pouvoir l’arborer fièrement devant ses collègues du ministère, afin de susciter leur envie et leur admiration. Enfin, pourrait-elle vraiment se passer du pouvoir apaisant du médaillon ?
Dolores restait là, dans la chambre forte, le médaillon à la main, ne sachant que faire. Elle observa longuement le « S » d’émeraude qui étincelait dans l’obscurité, puis crut ressentir à nouveau une légère pulsation, – boum, boum... – C’est alors que sa décision fut prise.
« Finalement, je ne souhaite plus le déposer. » Déclara-t-elle à Raznek, qui, s’il était agacé, ne le montrait absolument pas. « Je voudrais remonter, maintenant. »
C’est ainsi qu’ils remontèrent à la surface, Ombrage ne lâchant pas son médaillon pendant tout le trajet du retour. Quand ils arrivèrent dans le hall où s’affairaient de nombreux gobelins, elle les observa quelques instants et se dit que, si le seigneur des ténèbres faisait le geste de débarrasser la planète des gobelins et des autres créatures du même type, elle le soutiendrait de gaîté de cœur. Oh, bien sûr, ils avaient leur utilité, mais le danger qu’ils représentaient étaient aux yeux d’Ombrage bien réel, et largement supérieur au bénéfice qu’on en tirait.
En sortant de Gringotts, Ombrage respira un grand coup, soulagée d’être enfin débarrassée de la présence de ces êtres chauves aux longs doigts. Pour la énième fois, elle prit le médaillon qui se balançait à son cou et l’amena vers elle. Il étincelait sous le soleil, les émeraudes formant le « S » reluisaient de manière presque éblouissante, et la pulsation qu’Ombrage avait autrefois ressentie de manière presque imperceptible battait désormais plus fort que jamais : Boum, boum, boum !
Ombrage le contempla amoureusement, et un large sourire étira sa bouche molle, la faisant plus que jamais ressembler à un crapaud. Elle était maintenant persuadée d’avoir fait le bon choix en le gardant avec elle. Comment avait-elle pu même penser le laisser là-bas, dans cette chambre-forte sombre et froide, surveillé par d’horribles gobelins ? Non, décidément, elle avait pris la bonne décision.
Alors qu’elle revenait sur ses pas, arrivant devant les photos d’Harry Potter, – l’ennemi public n°1, – qui l’observait d’un air sombre, elle se mit à chantonner, une horrible voix aigrelette sortant de ses larges lèvres de crapaud. Puis, pris d’un soudain accès d’euphorie qui la surprit elle-même, elle empoigna le médaillon à deux mains et l’approcha de son visage.
« Oh, mon trésor ! » s’exclama-t-elle de sa voix suraigüe en l’embrassant pendant un long instant, ses lèvres luisantes se collant contre le métal glacé et produisant un horrible bruit de succion, semblable à celui que fait une ventouse. « Mon précieux trésor, tu ne me quitteras jamais ! »
Les autres sorciers qui se promenaient là la contemplèrent d’un air surpris. Il faut dire que voir un vieux crapaud habillé de rose et de jaune, chantonnant d’une voix aigrelette, embrassant un bijou de ses lèvres grasses et visqueuses comme s’il s’était s’agit d’une grosse mouche à la jutosité extrême et l’appelant de surcroit « mon précieux trésor », cela n’a rien de commun.
Mais Ombrage s’en moquait, elle se sentait fabuleusement heureuse.
Décidément, le retour de Lord Voldemort était loin d’être une catastrophe pour tout le monde.
Et puis, il y avait également ce nouveau travail, dans lequel elle s’épanouissait chaque jour un peu plus. Etre Présidente de la Commission d’enregistrement des nés-Moldus n’était certes pas de tout repos, mais c’était un rôle bien plus plaisant que celui de sous-secrétaire d’Etat auprès du ministre, qu’elle occupait auparavant sous Fudge. Comment avait-elle pu se complaire pendant si longtemps dans cette tâche, sous les ordres d’un incompétent sans cervelle ? se demandait-elle chaque jour.
La Commission d’enregistrement des nés-Moldus recensait les familièrement nommés Sangs-de-Bourbe, c’est-à-dire les sorciers n’ayant aucun autre membre de leur famille possédant des pouvoirs magiques. Ils étaient convoqués au ministère, où leur était remis un questionnaire qu’ils devaient remplir sur leurs antécédents familiaux. Ensuite, ils étaient transférés dans des cellules surveillées par des détraqueurs en l’attente d’un procès. Ceux n’ayant pas été en mesure de fournir un justificatif de leur patrimoine génétique étaient emprisonnés à Azkaban, accusés de vol de magie. Les autres repartaient libres, mais sans leur baguette et dans l’impossibilité de retrouver un emploi. Quant à ceux qui ne se présentaient pas à la convocation du ministère, ils étaient traqués puis amenés de force à Azkaban, où les plus récalcitrants subissaient le baiser du détraqueur.
Ombrage n’avait aucune animosité particulière envers les Sangs-de-Bourbe, même si elle ne les avait jamais portés dans son cœur. Pourtant, elle présidait la commission avec un plaisir sans cesse renouvelé, s’accommodant parfaitement de son nouveau travail. Au début, elle avait légèrement craint l’idée de travailler en étroite collaboration avec des détraqueurs, mais elle constatait aujourd’hui que tout se passait à merveille. Elle n’éprouvait plus ce froid glacial, cette peur lancinante et cette sensation de désespoir à leur contact. Non, maintenant, ils la rassuraient même, la protégeant plus efficacement que n’importe quel sortilège des Sangs-de-Bourbe désespérés qu’elle recevait lors de leur jugement. Après tout, qui sait ce qu’est capable de commettre un pauvre être qui se sent acculé ?
Le chemin de Traverse avait, pensa-t-elle, radicalement changé au cours des derniers mois. Plus d’enseignes colorées, plus de publicités pour diverses fournitures scolaires ou robes de sorciers dernier cri. Les grandes affiches de mises en garde contre Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom et ses serviteurs, qui tapissaient la rue moins de trois semaines auparavant, avaient elles aussi toutes disparues, remplacées par d’innombrables photos de Harry Potter observant les passants d’un air renfrogné, sous lesquelles était inscrit en lettres capitale : « ENNEMI PUBLIC N°1 ».
Après tout, se dit Ombrage en observant les photos un petit sourire sur les lèvres, l’horrible garçon avait eu raison depuis le début. Mais aujourd’hui, cela n’avait plus d’importance. Plus aucune importance... Depuis la mort de Scrimgeour et l’arrivée au pouvoir de la marionnette Pius Thicknesse, Harry Potter était la personne la plus recherchée du pays.
Dolores n’était pas idiote. Elle savait très bien que ce qui s’était passé au ministère trois semaines auparavant n’était ni plus ni moins qu’un coup d’Etat orchestré par le seigneur des ténèbres en personne. Opportuniste jusqu’à la moelle, elle n’avait pas fui, ou tenté de résister, comme l’avaient fait bon nombre de proches collaborateurs de Rufus Scrimgeour. Au contraire, elle avait immédiatement offert son amitié et sa collaboration au nouveau gouvernement, et très vite on lui avait proposé ce fameux poste à la Commission d’enregistrement des nés-Moldus.
Elle n’ignorait pas que le nouveau gouvernement était composé de Mangemorts, jadis condamnés à perpétuité pour des crimes immondes. Auparavant, elle n’aurait jamais imaginé avoir affaire à de tels personnages, mais le vent avait tourné de manière radicale, et elle était assez futée pour aller dans son sens. Après tout, se disait-elle, elle avait toujours été une sorcière honnête tâchant du mieux possible de servir le ministère ! Etait-ce sa faute si ce dernier était maintenant à la solde du seigneur des ténèbres ?
Bien sûr, il y avait des victimes, mais toutes les guerres provoquent leur lot de victimes. Quant à elle-même, songea Ombrage avec un petit rire léger, ses ancêtres étaient de purs sorciers depuis trois générations, elle ne courait donc aucun risque. Et puis, était-ce donc sa faute si le seigneur des ténèbres désirait éradiquer les Sangs-de-Bourbe ? Si ces derniers n’étaient pas capables de se défendre ou de fuir, c’était leur problème !
Oh, bien sûr, elle-même jouait un rôle clé dans le jugement des nés-Moldus. Mais elle ne faisait qu’obéir aux directives du ministre. Dans l’éventualité où le seigneur des ténèbres finissait par être vaincu – et cela l’étonnerait beaucoup – elle n’aurait qu’à prétendre avoir agi sous la contrainte, terrifiée par les conséquences qu’auraient apportées un refus de collaborer...
Perdue dans ses pensées, elle eut un léger sursaut quand un jeune homme d’une vingtaine d’années, habillé de loques et l’air misérable, s’accrocha fermement à son bras :
« M’dame, j’vous en prie, aidez-moi ! Ils m’ont tout pris, ma baguette, ma maison, mon travail ! J’suis un vrai sorcier, un vrai sorcier, je le jure... »
Ombrage se dégagea d’un coup sec, et épousseta sa manche d’un air écœuré, coupant net le sifflet du pauvre homme. Puis, elle se tourna vers lui et ses larges lèvres molles et luisantes se retroussèrent en un grand sourire amusé :
« Un vrai sorcier, voyez-vous donc ? Et vous, savez-vous qui je suis ? Dolores Ombrage, présidente de la commission d’enregistrement des nés-Moldus. Si vous avez une réclamation à faire, vous n’auriez pas pu mieux tomber. »
Ombrage fut grandement amusée de voir le Sang-de-Bourbe ouvrir la bouche d’un air ébahi, avant de reculer d’un pas, une lueur apeurée dans le regard.
_Ah, pas de réclamation ? fit elle avec un petit rire cristallin, étrangement, je m’en serais douté. Estimez-vous déjà heureux d’être libre : vous auriez-pu vous retrouver à Azkaban, c’est la place réservée aux voleurs de magie tels que vous, désormais.
Son sourire s’élargit, puis elle donna un petit coup sec avec sa baguette. Le Sang-de-Bourbe fut projeté à terre et poussa un pitoyable gémissement de douleur. Ombrage l’observa d’un regard moqueur alors qu’il tentait péniblement de se relever, et s’exclama triomphalement d’une voix haut-perchée :
« Voilà ce qu’il en coûte de s’attaquer à une vraie sorcière. Maintenant, partez avant que je vous arrête pour tentative d’agression sur une honnête membre du ministère ! Je vous conseille de déguerpir au plus vite, vous vous trouvez dans un lieu réservé aux vrais sorciers et non pas aux vulgaires voleurs.»
Elle laissa le Sang-de-Bourbe gémir et poursuivit son chemin, très satisfaite d’elle-même. Le chemin de Traverse était décidément peu fréquenté ce jour-là. De plus, les quelques passants avaient tous des mines grises et fatiguées, et portaient pour la plupart de simples robes noires totalement dépourvues de fantaisie. Ombrage, quant à elle, était vêtue d’une cape rose bonbon pelucheuse, surmontée d’un horrible cardigan jaune vif. Le moins que l’on pouvait dire, c’est qu’on la remarquait de loin, et cela, Ombrage adorait. Sur son petit cou trapu, gras et blafard se balançait un lourd médaillon en or, sur lequel étaient serties des petites émeraudes formant la lettre « S ». Elle l’avait acquis quelques jours auparavant, alors qu’elle se promenait, là encore, sur le chemin de Traverse. Ce jour-là, son regard avait été attiré par un misérable vendeur à la sauvette essayant de refourguer des objets vraisemblablement volés. Elle l’avait interrogé, et avait été prête à lui mettre une amende pour commerce d’objets magiques sans licence. C’est alors que son regard avait été attiré par le médaillon, et, instantanément, elle était tombée sous son charme. Elle l’avait alors confisqué, en échange de quoi elle avait laissé l’autre épave poursuivre ses activité illicites.
Ce médaillon, Ombrage l’a-do-rait ! Quand elle le portait, elle se sentait d’humeur guillerette. Elle avait même l’impression qu’il lui communiquait des sortes d’ondes positives. Il s’agissait sans doute d’un objet doté d’une grande force magique. Ah, vraiment, elle avait fait une excellente affaire ce jour-là ! Elle ne le quittait même plus, dormant avec durant la nuit, se rendant avec lui au travail... Ces derniers jours, il accaparait de plus en plus ses pensées : à la moindre contrariété, elle renfermait sa grosse main boudinée dessus, et elle était persuadée de ressentir comme une vague de bien-être. D’ailleurs, quand elle le tenait dans le creux de sa main, il lui semblait qu’un minuscule pouls battait à intervalle régulier, – boum, boum, boum – comme si cet objet était doué de vie propre.
Dolores arriva enfin à sa destination, Gringotts, la banque des sorciers. Elle détestait ce lieu, à cause des Gobelins, mais nécessité oblige, il fallait bien qu’elle s’y rende pour ses finances personnelles.
En rentrant dans l’immense bâtiment, elle jeta un regard de dégoût aux deux gobelins postés en faction. Ces êtres étaient de la vermine, au même titre que les elfes de maison, les loups garous, les demi-géants, les Etres de l’eau ou toute autre créature hybride ou non humaine dotée de parole et de pouvoirs magiques. Ombrage avait toujours personnellement pensé que ces créatures devraient être surveillés de manière stricte – voire pourquoi pas marquées ? – afin d’éviter les dérapages ou les complots à l’encontre de la communauté des sorciers.
Accompagnée d’un gobelin nommé Raznek, elle se rendit dans un des wagons qui menait aux coffres forts de la banque. Durant la descente, elle fit de son mieux pour se tenir éloignée du gobelin, ne pouvant réprimer un frisson de dégoût chaque fois qu’il la frôlait lors d’un tournant particulièrement serré. Enfin, le chariot s’arrêta et Ombrage sortit du véhicule aussi vite que le lui permettaient ses jambes courtaudes. Ouf ! Elle ne supportait pas ces voyages inconfortables dans ces vieux tas de ferrailles, surtout en compagnie d’une telle créature !
Son coffre-fort se trouvait dans une immense crypte, non loin des tréfonds du sous-sol de la banque. Elle fit tourner sa clef dorée dans la serrure, et la porte s’ouvrit sans aucun bruit. A l’intérieur de la pièce se trouvait un tas de pièces d’or d’une hauteur appréciable, Ombrage étant issue d’une famille aisée et gagnant un salaire plus que confortable. Mais ce n’était pas pour l’argent qu’elle se rendait aujourd’hui.
Durant toute la descente, elle n’avait cessé de tripoter son médaillon avec incertitude. En effet, elle avait prévu de le laisser en sûreté dans son coffre-fort, là où il ne pourrait en aucun cas être volé. Ces derniers jours, elle avait craint de plus en plus pour sa sécurité, s’imaginant sans cesse qu’on le lui dérobe. Un objet d’une telle valeur devait incontestablement attirer les voleurs ! Et puis, une petite voix en elle lui disait de le mettre en lieu sûr. Plus qu’un conseil, ces derniers temps, la voix s’était muée en ordre. Parfois, elle allait même jusqu’à s’imaginer que c’était le médaillon lui-même qui lui parlait, mais elle savait bien qu’il s’agissait d’une idée absurde...
Mais d’un autre côté, elle ne se sentait maintenant plus du tout certaine de son choix. Après tout, pouvait-on vraiment faire confiance à ces horribles gobelins ? Rien n’était moins sûr. Et puis, ne serait-il pas plus en sécurité avec elle ? Jusqu’à présent, elle s’en était occupé comme de la prunelle de ses yeux. Le garder sur soi présentait aussi un avantage non négligeable : celui de pouvoir l’arborer fièrement devant ses collègues du ministère, afin de susciter leur envie et leur admiration. Enfin, pourrait-elle vraiment se passer du pouvoir apaisant du médaillon ?
Dolores restait là, dans la chambre forte, le médaillon à la main, ne sachant que faire. Elle observa longuement le « S » d’émeraude qui étincelait dans l’obscurité, puis crut ressentir à nouveau une légère pulsation, – boum, boum... – C’est alors que sa décision fut prise.
« Finalement, je ne souhaite plus le déposer. » Déclara-t-elle à Raznek, qui, s’il était agacé, ne le montrait absolument pas. « Je voudrais remonter, maintenant. »
C’est ainsi qu’ils remontèrent à la surface, Ombrage ne lâchant pas son médaillon pendant tout le trajet du retour. Quand ils arrivèrent dans le hall où s’affairaient de nombreux gobelins, elle les observa quelques instants et se dit que, si le seigneur des ténèbres faisait le geste de débarrasser la planète des gobelins et des autres créatures du même type, elle le soutiendrait de gaîté de cœur. Oh, bien sûr, ils avaient leur utilité, mais le danger qu’ils représentaient étaient aux yeux d’Ombrage bien réel, et largement supérieur au bénéfice qu’on en tirait.
En sortant de Gringotts, Ombrage respira un grand coup, soulagée d’être enfin débarrassée de la présence de ces êtres chauves aux longs doigts. Pour la énième fois, elle prit le médaillon qui se balançait à son cou et l’amena vers elle. Il étincelait sous le soleil, les émeraudes formant le « S » reluisaient de manière presque éblouissante, et la pulsation qu’Ombrage avait autrefois ressentie de manière presque imperceptible battait désormais plus fort que jamais : Boum, boum, boum !
Ombrage le contempla amoureusement, et un large sourire étira sa bouche molle, la faisant plus que jamais ressembler à un crapaud. Elle était maintenant persuadée d’avoir fait le bon choix en le gardant avec elle. Comment avait-elle pu même penser le laisser là-bas, dans cette chambre-forte sombre et froide, surveillé par d’horribles gobelins ? Non, décidément, elle avait pris la bonne décision.
Alors qu’elle revenait sur ses pas, arrivant devant les photos d’Harry Potter, – l’ennemi public n°1, – qui l’observait d’un air sombre, elle se mit à chantonner, une horrible voix aigrelette sortant de ses larges lèvres de crapaud. Puis, pris d’un soudain accès d’euphorie qui la surprit elle-même, elle empoigna le médaillon à deux mains et l’approcha de son visage.
« Oh, mon trésor ! » s’exclama-t-elle de sa voix suraigüe en l’embrassant pendant un long instant, ses lèvres luisantes se collant contre le métal glacé et produisant un horrible bruit de succion, semblable à celui que fait une ventouse. « Mon précieux trésor, tu ne me quitteras jamais ! »
Les autres sorciers qui se promenaient là la contemplèrent d’un air surpris. Il faut dire que voir un vieux crapaud habillé de rose et de jaune, chantonnant d’une voix aigrelette, embrassant un bijou de ses lèvres grasses et visqueuses comme s’il s’était s’agit d’une grosse mouche à la jutosité extrême et l’appelant de surcroit « mon précieux trésor », cela n’a rien de commun.
Mais Ombrage s’en moquait, elle se sentait fabuleusement heureuse.
Décidément, le retour de Lord Voldemort était loin d’être une catastrophe pour tout le monde.